Citoyennetés industrielles et formes du lien syndical

23/06/2020

Critique internationale, Revue comparative de sciences sociales, n° 87 avril-juin 2020
Entretien avec Amin Allal et Karel Yon

Qu’est-ce que la citoyenneté industrielle ? Et pourquoi cette notion a-t-elle été, dites-vous, longtemps critiquée au point de sembler ne plus être à la mode aujourd’hui ? 

La notion de citoyenneté industrielle est courante dans le monde anglo-saxon où elle renvoie à tout un corpus doctrinal dont les bases ont été posées à la fin du XIXe siècle par Beatrice et Sidney Webb dans leur ouvrage Industrial Democracy. Dressant une analogie entre les sphères politique et économique, ces auteurs analysaient l’essor du mouvement ouvrier comme le signe d’un processus de démocratisation des relations de travail qui permettrait d’instaurer « une constitution dans le royaume de l’industrie ». Ils sont considérés comme les ancêtres de la discipline académique des relations professionnelles (industrial relations chez les anglophones). Depuis, il est devenu courant de parler de « citoyenneté industrielle » pour désigner l’ensemble des institutions qui organisent la représentation et l’action collective des salarié·es, en premier lieu les syndicats et la négociation collective. On retrouve aussi l’expression chez un autre sociologue britannique, Thomas Humphrey Marshall qui, dans sa fameuse typologie des formes de la citoyenneté, fait de la citoyenneté industrielle un pont entre les citoyennetés politique et sociale.

Les notions de citoyenneté et de démocratie industrielles sont restées populaires jusqu’au début des années 1980. À cette époque, elles revêtaient même parfois une tonalité plus radicale en faisant référence à des expériences d’intervention ouvrière ou syndicale sur la gestion de l’entreprise. Depuis, cependant, la reconfiguration néolibérale des économies politiques s’est traduite par une brutale disqualification de ces catégories. C’est même plus largement le champ académique des relations professionnelles qui est entré en crise. Quand le syndicalisme recule partout dans le monde et que le droit du travail est perçu comme un obstacle à la compétitivité du capital, à quoi bon parler de citoyenneté industrielle ?

Beaucoup de sociologues et de juristes ont par ailleurs éclairé cette crise de la notion de citoyenneté industrielle en la reliant à son travers originel, celui d’être sous-tendue par une vision évolutionniste postulant un progrès parallèle du développement économique et des droits et libertés des travailleurs. Deux critiques plus radicales lui ont été également adressées, celle des féministes, qui ont pointé le lien entre la citoyenneté industrielle et la norme fordiste d’un travail à dominante masculine reposant sur l’emploi formel, permanent et à temps complet, et celle des marxistes, qui dénonçaient son caractère mystificateur. De fait, loin d’être un vecteur univoque d’harmonie et de démocratisation des relations de travail, la citoyenneté industrielle a servi à produire ou à légitimer des inégalités, et ce même avant que le néolibéralisme ne la mette en crise. 

On pourrait également ajouter à ces critiques le fait que la citoyenneté industrielle a jusqu’à maintenant mal voyagé. Peu de travaux se sont servis de la notion dans d’autres contextes. Est-ce parce qu’elle est trop marquée par le contexte de son émergence, à savoir la révolution industrielle anglaise et l’esprit développementaliste de la fin du XIXe siècle ? Pourtant, comme nous le montrons dans l’introduction à ce dossier, son usage peut être fécond pour la recherche aussi bien en Inde qu’en Chine, au Maghreb ou ailleurs.

En quoi la façon dont vous abordez la citoyenneté industrielle dans ce dossier permet-elle d’en renouveler la définition et le contenu ?

Nous retenons de la citoyenneté industrielle l’idée de penser en analogie les sphères du travail et de la politique, mais en nous abstenant de toute lecture positiviste ou normative. Cette démarche présente l’intérêt de partir avant tout d’une base empirique solide. Elle permet également de faire voyager la notion dans des contextes différents. La citoyenneté industrielle n’est ni ce qui est ni ce qui devrait être, c’est une façon de découper la réalité qui amène à voir certaines choses, mais qui en laisse d’autres dans l’ombre. En ce sens, notre usage critique de la notion s’inspire de la démarche de Michael Burawoy, même si nous nous en distinguons de deux manières. 

Premièrement, nous insistons sur un aspect qui est seulement esquissé chez cet auteur, à savoir le caractère ambivalent de la citoyenneté industrielle. Si elles ne marquent pas l’avènement de la démocratie dans l’ordre industriel, les institutions de la citoyenneté au travail ne se réduisent pas pour autant à un voile mystificateur occultant la domination patronale. Elles explicitent la dimension politique des relations de production en reconnaissant l’existence d’intérêts en conflit dont elles organisent l’expression, la confrontation et la coordination. Ce faisant, elles reconnaissent les salarié·es comme des sujets autonomes, capables d’agir politiquement, voire de contester cet ordre industriel. 

Deuxièmement, et là c’est un acquis de l’anthropologie de la citoyenneté, nous utilisons la notion de citoyenneté comme un moyen de réfléchir à la façon dont les travailleurs et les travailleuses se constituent en sujets politiques, définissent les droits dont ils et elles se sentent légitimement détenteurs et détentrices, et délimitent les frontières de la communauté au regard de laquelle ces droits prennent sens. Pour nous, si la citoyenneté est industrielle, c’est parce qu’elle part des institutions du travail, non parce qu’elle se limite à celles-ci. Elle est informée par ce qui se passe en dehors du travail (ou, plus précisément, hors de ce qui est socialement reconnu comme du travail) et l’informe en retour.

Dans cette approche renouvelée, quels sont le langage, les institutions et les acteurs de cette citoyenneté au travail ?

Décoder les relations de travail dans le langage de la citoyenneté, c’est les appréhender du point de vue de salarié·es qui se considèrent comme des sujets titulaires de droits et de libertés. Cette prétention est encore plus forte lorsqu’elle peut être revendiquée devant des institutions spécifiques, des juridictions du travail telles que les conseils de prud’hommes en France. Les acteurs de la citoyenneté industrielle, ce sont les sujets sociaux équipés par ce droit, autant les salarié·es que les syndicats et les autres instances de représentation. Faire la distinction entre ces trois dimensions est un préalable à l’étude de leurs interactions. C'est une grille de lecture qui permet de développer une approche sociologique, c'est-à-dire à la fois dynamique et située, de la citoyenneté industrielle car, si ces trois dimensions font système d’un point de vue juridique, ce n’est pas forcément le cas d’un point de vue sociologique. Dans chaque configuration étudiée, le degré d’institutionnalisation de la citoyenneté industrielle varie, la sphère des relations de travail est traversée par d’autres langages, structurée par d’autres institutions, et les acteurs peuvent être équipés par d’autres dispositifs. C’est par exemple ce qui permet de souligner qu’un syndicat, loin d’être nécessairement ou uniquement investi dans le registre de la citoyenneté, peut aussi être le relais de la domination patronale. L’observation des liens clientélistes montre bien cette ambivalence des relations syndicales, tantôt courroie de transmission de l’ordre patronal, tantôt lieu du vécu concret des droits des salarié·es ou de la formulation de revendications afférentes. 

Le regain d’intérêt qu’a connu la sociologie du syndicalisme ces dernières années touche tous les continents. En quoi votre approche de la citoyenneté industrielle permet-elle de comparer les différentes expressions de cette forme de représentation et d’en évaluer la pertinence et les limites ?

Notre réflexion sur la citoyenneté industrielle s’inscrit dans le prolongement de ces travaux qui renouvellent l’étude du syndicalisme en soulignant la diversité des pratiques, des rôles sociaux et des conceptions du travail de représentation qui sont subsumées dans la catégorie de « syndicat ». Dès lors qu’on pose un regard comparatiste sur le phénomène syndical, on ne peut que constater à quel point cette catégorie renvoie à des réalités très différentes, ce qui parfois complique le dialogue entre spécialistes des syndicats. En outre, le regain d’intérêt pour le syndicalisme n’a pas enrayé la tendance au déclin de celui-ci dans le monde, du moins dans ses formes traditionnelles. Réfléchir à partir de la notion de citoyenneté industrielle permet de tenir compte de ce double problème de comparabilité et de pertinence de la forme syndicale, en ne considérant plus le syndicalisme comme un point de départ mais comme un (possible) point d’arrivée de l’analyse sociologique. La perspective privilégiée dans ce dossier consiste à appréhender le syndicalisme par le bas, comme une réalité endogène aux configurations de travail observées. Ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les syndicats en tant qu’organisations mais les collectifs de travail, dont le syndicalisme peut être une expression. 

Il s’agit ainsi d’inscrire le syndicalisme dans une interrogation plus vaste sur les formes de subjectivation politique au travail. Au-delà des institutions de la citoyenneté industrielle, quels sont les autres supports, par exemple religieux, de l’agir politique au travail ? De quelle manière et dans quelle mesure les directions d’entreprise contribuent-elles à façonner la citoyenneté de leurs salarié·es soit directement dans leur travail, soit en dehors ? En ce sens, si ce dossier est centré sur la forme syndicale et sur des configurations où les relations de travail sont fortement institutionnalisées, les questionnements qu’il introduit ont vocation à nourrir une réflexion plus large, qui se poursuit dans le projet ANR « Citindus » en cours. 

Propos recueillis par Catherine Burucoa.

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