Algérie : après Bouteflika, l’armée à la manœuvre

 

Par Luis Martinez

L’annonce, le 10 février dernier de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika a un cinquième mandat à la présidence de la République algérienne, a soulevé un vent de contestation populaire, pacifique, d’une ampleur inédite, qui a conduit le chef de l’Etat à renoncer. Pourtant, dès janvier 2019, Abdelmadjid Sidi Saïd, le patron de l’Union générale des travailleurs algériens, déclarait « au nom des travailleurs, travailleuses, retraités, Bouteflika est notre candidat ». A la fin de ce même mois, le Forum des chefs d'entreprises d’Ali Haddad, les partis de l’alliance présidentielle (le Front de libération nationale, le Tajamou Amal el-Jazaïr, le Rassemblement Espoir de l’Algérie) ainsi que le Rassemblement national démocratique, le Mouvement populaire algérien, l’Association des Moudjahidine et le chef d’état-major de l’armée Gaïd Salah saluaient la candidature pressentie du président. Isolés, les partis d’opposition - le Rassemblement pour la culture et la démocratie et le Front des forces socialistes - annonçaient un boycott « massif, actif et pacifique » du scrutin.
Le dirigeant du parti islamiste modéré, le Mouvement de la société pour la paix algérien (MSP), Abderrazzak Makri a annoncé sa candidature à la présidentielle tout en précisant, en février, que celle de Boutefkika « n’(était) pas dans son intérêt mais dans celui de ceux qui tirent profit de cette situation ». « Ils assumeront l’entière responsabilité de ce qui découlera et des dangers qui menacent le pays » a-t-il ajouté.

Affaibli et malade depuis l’AVC dont il a été victime en 2013, Abdelaziz Bouteflika a défié tous les pronostics médicaux en échappant à la mort. Sa survie a contraint l’Algérie à demeurer dans un système politique absurde où chacun attendait le décès du président pour envisager des changements. Son élection à un quatrième mandat de cinq ans en 2014 avait déjà suscité de nombreuses critiques tant le chef de l’Etat semblait dans l’incapacité d’assumer ses fonctions. Le traumatisme de la guerre civile (1991-1999) hantait toujours les familles algériennes qui ne souhaitaient pas s’engager dans un processus de contestation politique craignant de voir ressurgir la violence. Les autorités algériennes ont exploité habilement la peur de la population que l’Algérie ne bascule de nouveau dans la guerre, à l’instar de la Libye ou de la Syrie. En mars 2014, la gestion par les autorités de la menace des « révoltes arabes » avait si bien fonctionné que le Premier ministre Abdelmalek Sellal avait pu déclarer : « le printemps arabe est un moustique que nous allons éliminer avec du Fly-Tox ». Nous ne pouvons donc que constater le changement radical intervenu en 2019 : désinhibée, la société algérienne exprime aujourd’hui massivement son sentiment d’humiliation, de honte et de colère devant l’éventualité d’un cinquième mandat de Bouteflika, gravement malade et absent de l’espace public depuis six ans.

Contraint de renoncer, le président sortant a annoncé des réformes politiques majeures à même de « renouveler l’Etat-nation » et d’instaurer une nouvelle République. Une conférence nationale inclusive est annoncée, elle aura « toutes les prérogatives d’une Assemblée constituante », présidée par le diplomate et homme politique Lakhdar Brahimi. Elle doit permettre la rédaction d’une nouvelle Constitution qui sera soumise à référendum. Pour mener cette transition à bien, Noureddine Bedoui, nommé Premier ministre et Ramtane Lamamra, vice-Premier ministre, ont promis un « large dialogue avec la jeunesse et les forces politiques d’opposition ».

Les choses arrivent cependant trop tard. Pour les manifestants, issus du mouvement citoyen, Bouteflika doit démissionner et avec lui tout son entourage, son « clan », sa « bande ». Avec habileté, Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, compagnon de route de Bouteflika, a sommé le président de démissionner et s’est fait le porte-voix de la colère des manifestants. En quelques jours, tous les proches du chef de l’Etat ont été déboulonnés : Ali Haddad, le puissant et richissime patron du Forum des chefs des entreprises, a même été arrêté et incarcéré à la prison d’El Harrach ! Les frères du président ont été placés en résidence surveillée. Le général Tartag, patron des services de sécurité a été limogé ! Abdelmadjid Sidi Saïd, le dirigeant de l’UGTA, subit la pression de sa base qui le pousse à démissionner ou à partir à la retraite… Le démantèlement des réseaux du président ne suffit toutefois pas aux manifestants qui réclament le départ de « tout le système ».

En quelques semaines, l’Algérie s’est retrouvée confrontée à une transition politique qu’elle n’a pas préparée. Le discrédit qui frappe les partis politiques place l’armée au premier plan pour gérer un changement qui l’effraie tant il est porteur d’incertitudes. L’échec de la transition amorcée à la fin des années 1980 est dans tous les esprits. L’armée n’a cependant plus aujourd’hui l’image détestable qu’elle avait après la répression sanglante des émeutes d’octobre 1988. Contrairement à ceux des années 1980 et 1990, les manifestants de 2019 n’expriment aucune haine à l’égard du pouvoir et de l’armée. Certes, des slogans vengeurs accusent toujours « le pouvoir assassin » mais ils demeurent très minoritaires dans les cortèges. Ce qui est dénoncé, c’est l’échec économique et politique de l’Algérie de Bouteflika : si la rente pétrolière a permis d’acheter la paix sociale jusqu’en 2014 et donc de surmonter « les révoltes arabes », la chute des revenus pétrolier a entraîné d’importantes mobilisations sociales. La richesse pétrolière tant vantée par les autorités n’est qu’une illusion pour les manifestants, qui dénoncent le pillage des ressources et la corruption comme mode de gouvernance.
Dans ce climat, l’armée s’en remet à la Constitution pour parer à la démission du président. Celle-ci prévoit la nomination d’A. Bensalah, un fidèle de Bouteflika et le président du Conseil de la nation (Sénat algérien), comme président par intérim pour 90 jours, le temps d’organiser une nouvelle élection présidentielle. Loin d’apaiser les manifestants, cette transition, sous la contrainte des règles de la Constitution, est perçue comme un subterfuge du système en place pour se maintenir au pouvoir. En effet, l’armée pourrait dans les trois mois prochains tenter de retrouver un nouvel homme politique à l’assise sociale plus large que celle de Bouteflika, avec lequel elle pourrait mettre en place des mécanismes de partage du pouvoir et des richesses. En effet, dans ce moment historique pour l’Algérie, soit l’armée pose les bases d’un nouveau pacte politique qui permettrait une transition vers un nouveau régime politique et un Etat ouvert à une jeunesse qui aspire à un autre avenir que l’émigration, soit elle prend le risque de devenir la cible des manifestants. Si elle se contente de reconduire « le système Bouteflika », à défaut d’une transition vers la démocratie, c’est vers un durcissement du régime que l’Algérie s’orienterait.

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