Dynamiques régionales et élections en Turquie : quels impacts dans les régions kurdes du Sud-Est du pays ?

Yohanan Benhaim

04/2016

Dynamiques régionales et élections en Turquie : quels impacts dans les régions kurdes du Sud-Est du pays ? Yohanan BENHAIM Les élections législatives de juin et novembre 2015 ont été marquées par une impressionnante percée de la formation pro-kurde du Parti démocratique des peuples (HDP) en juin, puis par une reconquête électorale du Parti de la justice et du développement (AKP) en novembre. Au cours de l’été séparant ces deux scrutins, la guerre opposant l’armée turque au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a repris après la rupture du cessez-le-feu par ce dernier. Le PKK a justifié son attaque en accusant le gouvernement d’avoir été complice de l’attentat commis par l’Etat islamique contre de jeunes militants socialistes en route pour apporter de l’aide à la ville kurde syrienne de Kobané à Suruç le 22 juillet. Le gouvernement a alors saisi cette occasion pour reprendre sa lutte contre la guérilla et l’instrumentaliser à son avantage à travers une campagne électorale marquée par de forts relents nationalistes.

Cet attentat et ses conséquences ont ainsi mis en évidence les articulations existantes entre la scène politique turque et l’évolution de la situation en Syrie et en Irak. Les interdépendances entre la Turquie, l’Irak et la Syrie se sont développées avec le déclenchement du conflit syrien en 2011. Ce constat se vérifie particulièrement entre les espaces kurdes de ces trois pays. Du fait de la circulation des marchandises, des combattants et des idées dans la région, l’évolution de la situation dans l’un des pays tend à avoir des implications politiques chez ses deux voisins. Ces dynamiques transfrontalières entre les espaces kurdes des trois pays préexistaient au conflit syrien. Au cours des années 2000, elles ont connu un essor lié au développement des relations commerciales entre la Turquie et le Kurdistan d’Irak et au rapprochement entre Ankara et Damas. Cependant, on constate depuis le début du conflit syrien une intensification de ces circulations qui favorise un décloisonnement politique de ces régions entre elles. Ce phénomène est notamment observable entre les régions kurdes de Turquie et celles de Syrie, où le PKK, via sa branche syrienne du Parti de l’union démocratique (PYD), s’est imposé comme la principale autorité politique depuis le retrait des troupes du régime de Damas à l’été 2012.

Cette interdépendance croissante entre les scènes politiques à l’échelle régionale n’a pas eu les mêmes effets sur les élections en juin et en novembre 2015. En temps de paix, elle a participé, en juin, à la victoire du HDP tant dans les régions kurdes que dans les métropoles de l’Ouest, favorisant ainsi l’inscription du parti dans le cadre politique national turc. Cependant, la reprise des hostilités entre le PKK et le gouvernement d’Ankara tend à renforcer la polarisation politique en Turquie, alimentée par les dynamiques transfrontalières existant entre le Rojava1 et l’Est du pays. Les dynamiques d’interdépendances entre scènes politiques kurdes de Turquie2 et de Syrie, jouent alors tout comme la violence étatique un rôle d’accélérateur des logiques de différenciation politique des régions du Sud-Est turc vis-à-vis du reste du pays.

Bipolarisation du champ politique et influence croissante du contexte régional : les spécificités électorales du Sud-Est de la Turquie

Deux caractéristiques font la spécificité de la scène politique dans le Sud-est de la Turquie : sa bipolarisation entre l’AKP et les partis pro-kurde d’une part et sa sensibilité aux évolutions du contexte régional d’autre part. Aux élections de 1995, les résultats étaient dans cette partie de la Turquie similaires à ceux du reste du pays. Des formations du centre-droit tels que Parti de la mère patrie (ANAP) ou le Parti de la voie juste (DYP) ont recueilli alors la majorité de voix dans les régions de Mardin ou Şırnak. A partir de 1999, on assiste à un partage quasi-systématique du vote dans le Sud-Est entre l’AKP et les partis pro-kurdes successifs (HADEP, DTP, BDP), une tendance que les scrutins successifs (2002, 2007 et 2011) vont confirmer. En 2011, ces deux partis arrivent ainsi largement en tête ans dans les quatorze régions de l’Est et du Sud-Est de la Turquie et se disputent parfois la victoire au coude à coude comme à Muş ou Ağrı.

C’est dans ce contexte que s’inscrivent les dynamiques de mise en cohérence des scènes politiques régionales à la suite de l’éclatement de la guerre en Syrie. La mise en place de cantons autonomes par le PYD dans le nord de la Syrie à l’été 2012 et l’importance croissante du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak à l’échelle régionale vont favoriser l’instrumentalisation politique par l’AKP et le HDP des enjeux régionaux sur la scène intérieure turque. Celle-ci se fait d’autant plus facilement que le PKK et le PDK s’opposent sur certains dossiers, et notamment en Syrie où ce dernier accuse le PYD d’avoir imposé un système hégémonique au détriment des autres partis politiques kurdes syriens. A quelques mois des élections municipales de mars 2014, le président du PDK Massoud Barzani était venu à Diyarbakır soutenir le processus de négociation rassemblant le gouvernement et le PKK lors d’un meeting organisé par l’AKP. A l’inverse, depuis la prise de contrôle des régions d’Afrin, de Kobané et de la Djézireh par le PYD en Syrie, le HDP et ses partisans se mobilisent contre la politique de blocus mise en place par le gouvernement turc à l’encontre de ces enclaves frontalières avec la Turquie.

La crise de Kobané à l’automne 2014 a constitué une étape essentielle dans ce processus de polarisation. La mobilisation du HDP dénonçant la passivité du gouvernement turc face au siège de la ville mis en place par l’Etat islamique, et l’attitude intransigeante du Président Erdoğan ont participé à la polarisation du débat public qui s’est traduit en octobre par de nombreuses violences faisant une quarantaine de morts dans le pays lors de manifestations opposant militants pro-PKK à la police et surtout à divers autres groupes politiques (nationalistes, militants AKP ou partisans de l’Etat islamique).

Les élections de juin 2015 : hégémonie régionale et stature nationale pour le HDP favorisées par un « effet Kobané » ?

Le résultat des élections de juin 2015 peut être lu à travers le prisme de ce contexte d’interdépendances politiques croissantes à l’échelle régionale. Selon des cadres et des candidats du HDP, la désapprobation d’un grand nombre d’électeurs face à la position du gouvernement turc durant la crise de Kobané a favorisé la victoire du parti dans les régions de kurdes de l’Est3. Dans ces régions marquées par le départ en nombre de jeunes gens au Rojava pour aider les Unités de protection du peuple (YPG), branche militaire du PYD, le HDP a fait du soutien aux Kurdes de Syrie l’un des arguments phares de sa campagne électorale. Cette présence symbolique du Rojava dans la campagne électorale s’est traduite dans les répertoires d’action du parti pro-kurde. Dans le cadre de la mobilisation électorale, les chansons produites par les YPG ou faisant référence au combat du Rojava ont été largement diffusées. Les drapeaux des YPJ (branche féminine des YPG), plus nombreux que ceux du HDP devant les bureaux du parti lors du discours de Selahattin Demirtaş après qu’un double attentat eut endeuillé le rassemblement le 5 juin à Diyarbakır4, est une autre illustration de ce phénomène.
Cette stratégie de mobilisation politique du HDP et les tensions pré-électorales semblent avoir joué contre l’AKP a vu ses scores chuter au profit d’une quasi-hégémonie du parti pro-kurde à l’Est du pays. Parmi les villes où la formation gouvernementale a connu une baisse importante du nombre de suffrages par rapport au scrutin de 2011, on trouve Urfa, Diyarbakır, Muş, où le HDP a gagné au contraire des voix. Cette dynamique se retrouve dans certaines sous-préfectures d’Ağrı, Van ou Kars. Dans les régions de l’Est et du Sud-Est, le HDP a partout augmenté ses résultats par rapport à 2011, devenant ainsi le parti majoritaire dans cette partie du pays. Dans huit des dix régions de l’Est et du Sud-Est où l’AKP devançait le HDP il y a quatre ans, la tendance s’est inversée au profit de ce dernier en juin 2015. Le HDP s’est aussi imposé dans des régions où d’autres partis que l’AKP étaient majoritaires en 2011 comme à Tünceli ou à Iğdır, respectivement remportées par le CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste) et le MHP (Parti de l’action nationaliste, extrême droite) en 2011. Le HDP est donc parvenu à se renforcer dans ses bastions du Sud-Est, tout en développant son influence dans des régions périphériques à la sphère d’influence traditionnelle du nationalisme kurde, que ce soit dans les régions kurdes conservatrices ou dans le Nord-Est, à Kars et Ardahan, où il est devenu majoritaire.

La victoire du HDP en juin 2015 semble ainsi être le fruit d’une double dynamique : le renforcement du parti à la fois dans les régions kurdes et sur l’ensemble du territoire de Turquie5. Le parti a ainsi bénéficié du vote de nombreux électeurs des grandes métropoles de l’Ouest du pays comme à Izmir, ville à forte tradition kémaliste où il a remporté plus de suffrages qu’à Şırnak, qui est pourtant l’un des bastions du HDP. Il semblerait que dans certaines métropoles de l’Ouest aussi, l’importance du rejet de la politique gouvernementale en Syrie est à prendre en compte pour interpréter ces résultats. Alors que l’AKP voit le nombre de ses électeurs baisser dans presque toute la municipalité métropolitaine d’Istanbul, le HDP gagne au contraire des voix. Les quartiers touchés par les manifestations et les heurts occasionnés par la crise de Kobané en octobre 20146 sont ceux où cette tendance se manifeste avec le plus d’acuité. L’AKP augmente son nombre de voix dans seulement trois des douze quartiers touchés par les événements de Kobané alors que ces mêmes quartiers figurent parmi ceux où le HDP a enregistré sa progression la plus nette en nombre de voix à Istanbul.

La reprise du conflit entre l’armée et le PKK à l’origine de la reconquête électorale de l’AKP en novembre 2015

Après les élections de juin et la perte par l’AKP de sa majorité absolue au parlement, l’incapacité et le manque de volonté des différents partis politiques à former une coalition ont conduit le gouvernement à organiser des élections anticipées le 1er novembre suivant. Quelques semaines après le scrutin, un attentat perpétré par l’Etat islamique a eu lieu à Suruç ; le PKK, accusant l’Etat turc de complicité, assassina deux policiers turcs. La réaction du gouvernement ne s’est pas fait attendre : dans les jours suivants, Ankara a bombardé l’Etat islamique, mais aussi et surtout le PKK. La fin du mois de juillet 2015 marqua ainsi la fin du processus de paix entamé depuis mars 2013, et les opérations contre le PKK en Turquie et en Irak s’intensifièrent au cours des mois suivant.

Comment expliquer l’action du gouvernement turc alors que des accrochages similaires avaient déjà émaillé le processus de discussion entre Ankara et le PKK ? Il semblerait qu’une fois de plus la réponse se trouve autant en Syrie qu’en Turquie. En effet, dans les jours suivant les élections de juin 2015, les YPG ont pris la ville de Tal Abyad (Syrie) avec des forces liées à l’Armée syrienne libre (ASL), faisant ainsi la jonction entre les cantons de Kobané et du Djézireh, et assurant le long de la frontière turque une continuité territoriale sur plus de 400 km. Il est possible que le gouvernement ait aussi profité du conflit pour fragiliser l’assise électorale du HDP. Les attaques du PKK et les bombardements turcs contre les bases de ce dernier des deux côtés de la frontière avec l’Irak se sont intensifiés à partir d’août. Depuis Tünceli (Dersim) jusqu’à Hakkari, en passant par Lice, Diyarbakır, Şırnak, Cizre et Silopi se dessine durant l’automne une diagonale de violence, où les attaques du PKK sont nombreuses et qui se caractérise par l’importance des confrontations dans les secteurs urbains. Dans certains quartiers de ces villes, les insurrections menées par le YDG-H (Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire, mouvement urbain de jeunesse proche du PKK) puis, depuis décembre 2015, par les YPS (Unités de Protection Civiles, issues des YDG-H) bénéficient souvent de l’expérience et de l’encadrement de combattants plus expérimentés circulant entre le Rojava et la Turquie. En réponse, on observe un retour de facto à une situation d’état d’urgence à l’Est. Ainsi, d’août 2015 à février 2016, près de dix-neuf villes de sept régions (Diyarbakır, Mardin, Batman, Şırnak, Elazığ, Muş et Hakkari) ont vécu sous couvre-feu. Le coût humain de cette reprise des affrontements est lourd. Entre l’été et les élections de novembre, 126 civils ont ainsi perdu la vie selon la Fondation des droits de l’Homme de Turquie (Türkiye İnsan Hakları Vakfı) alors que les populations fuient les quartiers touchés par les combats7. Ce retour de la guerre en Turquie n’a pas été sans conséquences sur les élections de novembre 2015. L’AKP a retrouvé sa majorité absolue tandis que le HDP a perdu des voix, parvenant malgré tout à passer le seuil des 10% nécessaire pour être représenté à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Ce résultat semble être le résultat de la guerre sur le scrutin: à l’Est de la Turquie, le conflit a ravivé une dynamique de polarisation, alors qu’elle a conduit une partie de l’électorat des grandes métropoles de l’Ouest à se détourner du HDP en novembre.

Le contexte de polarisation né de la reprise des hostilités a permis à l’AKP de se renforcer dans de nombreuses régions de l’Est. La formation gouvernementale enregistre plus de 10 points de progression de nombreuses régions touchées par les attaques du PKK qui ne constituent pas des bastions des partis pro-kurdes. Ces provinces touchées par le conflit sont aussi celles dans lesquelles la part des voix pour le HDP baisse le plus (Bingöl, Bitlis, Ağrı et Muş). Il est aussi possible d’observer un changement en terme de mobilisation de l’électorat qui joue au détriment du parti de Selahattin Demirtaş dans les régions de l’Est. Le conflit n’a pas permis de réunir les conditions nécessaires à la tenue d’une campagne électorale apaisée. Le niveau de violence dans certaines villes, les nombreuses arrestations de cadres du parti par la police, les attaques menées par des groupes nationalistes et, de manière plus prosaïque, le coût financier de cette deuxième campagne électorale ont entravé l’action du HDP et grandement démobilisé sa base électorale. Cela s’est traduit par une baisse de la participation dans la plupart des régions où le HDP avait obtenu des résultats élevés en juin, ce qui eut un impact négatif pour le parti pro-kurde, en particulier dans les régions où il est le moins bien implanté. A l’inverse, la peur du désordre et de la guerre peut expliquer le regain de participation qui a joué en faveur de l’AKP dans de nombreuses régions telles que Urfa, Adıyaman et Maraş. Le parti de Recep Tayyip Erdoğan a aussi profité de la mobilisation des milieux conservateurs dans des lieux où l’implantation du vote islamiste est ancien comme Bingöl et Elazığ, bastions du Refah au cours des années 1990. Enfin, la plupart des transferts de voix se sont fait en faveur du parti au pouvoir, qu’ils soient le fait d’électeurs ayant délaissé le Saadet (Parti de la félicité) ou le BBP (Parti de la grande unité), ou qu’ils résultent de la non participation au scrutin du Hüda-Par (ex-Hizbullah) qui a favorisé la percée de l’AKP là où ce dernier avait récolté un nombre significatif de voix comme à Batman ou Bitlis. Ailleurs, la posture belliqueuse du parti de Recep Tayyip Erdoğan lui a permis de bénéficier d’importants transferts de voix venues de l’extrême droite, comme à Iğdır où il enregistre sa plus forte progression.

Dans les grandes villes de l’Ouest et dans les métropoles côtières, le conflit semble avoir désolidarisé du HDP une partie de ses électeurs de juin. De la même manière que dans les régions de l’Est, la responsabilité du PKK dans la reprise des hostilités a pu jouer contre le vote HDP. Même si les résultats montrent que le HDP recule moins dans les régions de l’Ouest que dans certaines régions de l’Est, en nombre de voix, le parti a perdu davantage de suffrages à Istanbul que dans l’ensemble des quatre provinces de l’Est où il a vu son résultat baisser le plus fortement (Bingöl, Bitlis, Ağrı et Muş). Les pertes très importantes du HDP dans ces régions représentent près de 40% des voix perdues par le parti en Turquie. En d’autres termes, si le HDP a réussi une nouvelle fois à passer le seuil des 10% et à entrer au parlement à l’issue des élections du 1er novembre, il a cependant échoué à rassembler autour de lui le mouvement kurde et l’ensemble des forces progressistes de Turquie, objectif pourtant à l’origine de sa création.

Impasse politique dans un contexte régional en tension

Le retour de la guerre sur le territoire turc a eu deux conséquences pour le parti pro-kurde : il a remis en question son influence dans une partie des régions de l’Est du pays et l’a éloigné d’un nombre important de ses électeurs des grandes métropoles de l’Ouest. La violente polarisation du débat politique place ainsi le HDP dans une position qu’il souhaitait justement éviter: s’il s’impose dans les régions du Sud-Est, il apparait cependant marginalisé à l’échelle nationale. L’absence de réaction d’envergure de la part des autres formations politiques face à la répression violente qui continue de s’abattre sur certaines villes de l’Est place le parti pro-kurde et ses partisans dans un face-à-face avec les forces de sécurité étatiques. En janvier 2016, les arrestations d’universitaires ayant signé une pétition intitulée « Nous ne serons pas complice de ce crime » et demandant la fin des hostilités ont aussi illustré l’atmosphère politique tendue régnant dans le pays et ne permettant pas l’ouverture d’un espace politique favorable à la discussion à moyen terme. Cette situation renforce également chez de nombreux membres du parti l’idée qu’une solution politique durable réside moins dans une intégration au jeu politique turc que dans le développement d’une autonomie démocratique des régions kurdes sur le modèle de ce qui existe aujourd’hui en Syrie. Dans un contexte régional marqué par d’extrêmes tensions entre la Turquie et la Russie en Syrie et une présence militaire turque de plus en plus importante dans le nord de l’Irak, l’amélioration des relations entre Ankara et le PKK sur les différents lieux de conflit dans la région ne semble pas à l’ordre du jour. Le risque est alors grand de voir la détérioration de la situation en Irak ou en Syrie aggraver davantage la situation en Turquie.

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