n° 71 | Protéger les monuments | Daniel Sherman


            La guerre détruit les êtres et les choses et parmi celles-ci les biens culturels, témoins du passé. La protection de ces biens-là fait l’objet d’une attention encadrée par le droit, depuis la Conférence de la Haye de 1906-1907 dont la suite est donnée dans la convention Unidroit dans les années 1990. Entre temps, la Convention de La Haye, placée sous l’égide de l’UNESCO, établit en 1954 un traité dont se réclamaient récemment les défenseurs des monuments historiques menacés par la guerre civile en Syrie.

            Daniel Sherman étudie de près les archives de l’Unesco pour identifier les peurs, les espoirs, les aveuglements et les solutions fragiles des contemporains des années où l’on associait déjà la protection des monuments aux droits de l’homme.

Laurence Bertrand Dorléac

Derrière le Bouclier Bleu : l'Unesco et la protection des monuments dans les années 1950

Daniel Sherman

           En septembre 2013, une association peu connue appelée U.S. Committee for the Blue Shield a écrit une lettre au président Barack Obama, lui demandant d’agir au plus vite au titre de la Convention de La Haye afin de protéger les moments historiques menacés en Syrie par la guerre civile.  L’article dans le New York Times au sujet de cet appel évoquait la Convention de La Haye comme un évènement, à l’instar d’une convention politique, plutôt que de mentionner ce qu’elle est réellement, à savoir un traité conclu sous l’égide de l’UNESCO en 19541. Mais le flou relatif de la « Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflits armés » cache l’importance symbolique qu’a prise ces dernières années le problème auquel le traité a répondu.

           Le débat sur ce traité a jusqu’ici été conduit en majorité par des spécialistes du droit international, qui l’ont replacé dans une généalogie remontant à la Conférence de La Haye de 1906-07 sur les règles de guerre et allant jusqu’à la convention UNIDROIT (1995-1998) sur la protection des biens culturels2. Bien qu’importantes, ces études ne parviennent pas à reconstituer le contexte de la Convention de La Haye en tant que telle. Il semble évident que le traité de 1954 sur ce sujet reflète le traumatisme provoqué par les destructions massives des deux guerres mondiales. Pourtant, un examen plus précis des archives de l’UNESCO permet d’écrire une histoire plus complexe dans laquelle l’horreur de la dernière guerre liée à la peur de la suivante façonne un document imprégné d’internationalisme utopique mais qui promeut, de façon invraisemblable, son propre pragmatisme. Je me limiterai ici à trois aspects : la coïncidence entre les points de vue des  responsables haut-placés de l’UNESCO et ceux du public ; le souci de sensibiliser l’opinion publique grâce à un statut juridique qui assimile la protection des monuments aux droits de l’homme ; la façon dont la Convention de La Haye se révèle une tentative inaboutie de concevoir la maîtrise d’un prochain conflit.

« Des sentiments mêmes des peuples »

           La peur de la guerre, comme l’espoir que la protection des monuments puisse, d’une certaine manière, aider à limiter ses effets, est palpable dans une lettre adressée à l’UNESCO par un jeune architecte d’origine ukrainienne et écrite de New York en 1949. Apollinary Osadca propose que l’organisation crée un comité international afin de protéger les monuments (sujet déjà débattu mais apparemment pas à sa connaissance). Dans un anglais d’autant plus touchant qu’il est approximatif, Osadca décrit ses inquiétudes concernant la prochaine guerre, les destructions inévitables qui l’accompagnent, comme une sorte de honte prémonitoire : « Devons-nous accepter que, devant nos yeux, soient détruits des monuments d’architectures inestimables, ce que l’humanité a accompli pendant des millénaires ? Que devons-nous donner en échange ? Que devons-nous laisser à nos propres enfants ? « 3 Dix ans plus tard, le bureau des Musées et Monuments de l’UNESCO reçoit une lettre d’un habitant de Grosse Pointe (Michigan) appelé Russell McGuire, qui se décrit comme « extrêmement intéressé par la conservation et la restauration d’art ». Souhaitant de plus amples informations au sujet des activités du bureau, McGuire demande : « Dans la mesure où la France a terriblement souffert de la Seconde guerre mondiale, j’aimerais savoir si, parmi les cinquante villes dans lesquelles les biens culturels et historiques ont été endommagés ou détruits, certaines ont essayé de reconstruire ou de restaurer ces biens ou si elles se sont débarrassées des ruines et ont construit de nouvelles structures ? » Il ajoute : « Dites-moi, est-ce que les musées, bibliothèques, ont été violemment endommagés par la guerre? »4

Le sentiment d’une relation profonde entre les populations et leurs monuments culturels les plus importants, qu’ils soient fixes ou mobiles, est exprimé de manière plus concise par Jaime Torres Bodet, deuxième directeur général de l’UNESCO, dans sa préface à un rapport de 1950 sur les efforts entrepris dans le monde entier pour protéger les monuments historiques : « La conservation de ce patrimoine commun présente, depuis les graves destructions causées par la guerre, un caractère d’urgence tout particulier : il s’agit non plus seulement de la sauvegarde de la culture mais des sentiments mêmes des peuples et de leur attachement aux témoignages illustres de leur passé »5.  Cette idée s’est cristallisée dans un échange entre le conseiller juridique de l’UNESCO, Pierre Lebar, et le directeur du bureau des musées et monuments, Jan Karel Van der Haagen. En 1953, Lebar demande à son collègue d’écrire quelques mots sur les monuments pour un prochain débat de la commission sur les droits de l’homme aux Nations Unies. Lebar rappelle à Van der Haagen que les délibérations de la convention des droits de l’homme de 1948 comprenaient des débats sur le soi-disant « génocide culturel », y compris la « destruction systématique ou désaffectation des monuments historiques et des édifices du culte, destruction ou dispersion des documents et des souvenirs historiques, artistiques ou religieux et des objets destinés au culte »6. Bien que la Convention des Droits de l’Homme n’ait finalement pas retenu le concept de génocide culturel jugé trop vague par les conseillers juridiques, le problème posé par de telles destructions reste parmi les préoccupations de la commission7. Van der Haagen constate que, concernant la future Convention de La Haye de 1954, l’UNESCO était moins préoccupée par « la valeur que certains biens présentent pour un groupe bien déterminé » que par les « biens culturels tels quels» qu’ils soient ou non encore utilisés, en les considérant tous comme faisant partie du « patrimoine culturel universel ». Il propose que le futur traité sur le génocide culturel contienne une clause indiquant que « le droit à la jouissance des lieux de culte et du patrimoine culturel fera l’objet d’une convention spéciale »8. La Convention de 1954, par conséquent, représente pour l’UNESCO un moyen de préserver sa propre autorité (bien que principalement morale) sur le problème de la sauvegarde culturel tout en établissant un lien très concret avec la question déjà fondamentale des droits de l’homme.

La guerre, avant ou après ?
           Toutefois, la Convention de La Haye témoigne aussi des inquiétudes propres à l’époque ainsi que de la difficulté commune des citoyens et des responsables internationaux à imaginer un nouveau conflit européen. Selon le juriste qui a publié la plus importante étude à ce sujet, la Convention de La Haye de 1954 s’applique seulement aux conflits menés avec des armes conventionnelles ; comme pour toutes les conférences contemporaines concernant les lois relatives aux droits de l’homme, la question des armes de destruction massive a été « laissée de côté »9. Mais une note adressée à Torres Bodet par Van der Haagen en mars 1951 au sujet de l’installation imminente du siège de l’OTAN à côté de Versailles permet de comprendre dans quelle mesure l’avenir incertain de la doctrine et de la stratégie militaire pèse sur les esprits des responsables de l’UNESCO. D’abord conforté par la tradition militaire de ne pas bombarder le QG de l’adversaire, Van der Haagen a été sidéré d’apprendre qu’en cas de guerre, le commandant suprême, à l’époque le général Eisenhower, prévoyait de déplacer le siège : « Nul n’ignore, » écrit-il, « que les constructions militaires attirent les bombardements de la région où elles sont situées et que, dans la guerre moderne une distance de 4 km. ne compte pas. Tout le monde sait que le château de Versailles est, entre tous les monuments, de la plus haute importance culturelle et appartient au matrimoine [sic] universel. Si l’accord du Gouvernement français sur l’établissement du quartier général à Versailles est maintenu, ce sera un coup mortel porté aux tentatives de l’Unesco en vue d’une réglementation au cours de conflits armés »10. 
         Écartons l’hypothèse qu’un haut responsable de l’UNESCO reste indifférent devant la perspective d’annihilation d’une grande partie de la population de la région parisienne – toutefois la seule inquiétude exprimée par Van der Haagen dans cette lettre concerne le patrimoine culturel de Versailles. Presque six ans après le premier essai d’arme nucléaire par les Etats-Unis et deux ans après le premier essai soviétique, on doit donc imaginer un conflit qui donnerait le temps nécessaire pour l’évacuation des populations civiles et dans lequel la plus grande menace pour la civilisation serait la destruction du patrimoine monumental. Si un tel scenario est plus proche de certains évènements survenus par la suite que ce que l’on pouvait alors imaginer, il soulève davantage de questions qu’il n’apporte de réponses sur ce que les médias publient et ce que le public occidental retient. Pour Van der Haagen et ses contemporains, la sauvegarde de l’héritage devient clairement un objectif en soi mais s’avère également être une façon de se préparer à une guerre qui, au lieu d’être conçue comme apocalyptique comme beaucoup le craignaient dans les années 1950, peut offrir des chances de survie. Tout se passe comme si, face à l’impossibilité de connaître le visage de la prochaine guerre, les gens de l’époque devaient trouver des moyens de la conjurer. Van der Haagen, pas plus que ses correspondants, ne veulent admettre leur impuissance face à une autre guerre ou, pour essayer de voir les choses suivant leur point de vue, leur incapacité à la concevoir pleinement.
Emblème pour la protection des biens culturels (article 16, alinéa 1)

Emblème pour la protection des biens culturels (article 16, alinéa 1)

Un emblème visible

            Cette idée, à la fois pragmatique et idéaliste, que la préparation en temps de paix peut limiter les conséquences d’une guerre est ancrée dans la Convention de La Haye depuis son préambule : « Considérant que, pour être efficace, la protection de ces biens doit être organisée dès le temps de paix par des mesures tant nationales qu’internationales »11

L’aspect le plus frappant de cette idée est l’emblème protecteur mentionné dans l’article 16 du traité, un bouclier bleu et blanc désignant les monuments qui abritent des trésors artistiques – le traité cependant ne mentionne pas si le bouclier doit être posé avant ou après le début des hostilités. Disposé en triple, le bouclier indique la propriété culturelle soumis à une « protection spéciale ». L’apposition du bouclier bleu nécessite au minimum une inscription préalable du monument ou de l’établissement dans un inventaire national ou autre registre certifiant son importance culturelle. L’histoire des lieux signalés protégés par les lois de guerre – les hôpitaux et les stations de premiers secours marqués d’une croix rouge représentant l’archétype – remonte au moins au Règlement de La Haye de 1907 et certains des problèmes rencontrés, notamment le fait qu’un signalement trop évident puisse provoquer un bombardement direct, semblaient moins important qu’auparavant pour les responsables du traité de 1954. Mais là encore, la création de ce signe semble davantage destinée à rassurer qu’à garantir une véritable protection.

Emblème de protection spéciale des biens culturels (article 16, alinéa 2)

Emblème de protection spéciale des biens culturels (article 16, alinéa 2)

        En dépit de ses limites, la Convention de La Haye et les débats qui en ont émergé ont le mérite de poser des questions fondamentales relatives à l’importance que l’on attache aux objets culturels et à leur rôle en tant que signes à la fois de civilisation et de barbarisme – pour utiliser le mot célèbre de Walter Benjamin. L’article 19 du traité précise qu’il s’applique aux « conflits de caractère non international », liant à ses termes les deux partis en conflit lors d’une guerre civile et offrant l’aide de l’UNESCO afin de protéger l’héritage menacé dans ce type de situation12. On peut difficilement reprocher aux rédacteurs de la Convention de ne pas avoir anticipé le fait que, plus d’un demi-siècle après, l’héritage culturel deviendrait lui-même la cible directe plutôt que collatérale de certains groupes – groupes qui, précisément, atténuent les frontières entre le national et l’international.  Lors du conflit de 2014 se déroulant au nord de l’Irak et en Syrie, un article du New York Times postule que la destruction des monuments comme la tombe de Jonas à Mosul a provoqué un désarroi profond qui pourrait inciter la population civile à s’adresser aux forces armées responsables de cette perte13. Un autre article du journal en ligne Artnet News s’évertue à concilier la consternation face aux destructions des monuments et la compassion à l’égard des victimes :

           Dans la ville de Sinjar, qui a également été attaquée, un certain nombre de tombeaux sacrés pour les Yézidis, une religion monothéiste liée au Zoroastrianisme, ont été détruits. Bien que le blog « Conflict Antiquities » a indiqué que le tombeau Sherfedin, le site Yézidi le plus sacré, et celui de Sheikh Adi ibn Musafir sont toujours hors de danger, d’autres, comme celui de Sayeda Zeinab, ne le sont plus. Bien plus importantes ont été les pertes humaines, estimées entre 10 000 et 40 000 Yézidis qui ont fui le massacre de l’Etat islamique en ville et ont échoué sur une montagne proche sans nourriture ni eau, selon le Daily Beast14.

            Nous sommes tous dans la même impasse.


Notes

1 Tom Mashberg, “Arts Beat:  Cultural Preservation Groups Ask Obama to Protect Syrian Heritage Sites,” New York Times, 11 September 2013, disponible sur http://artsbeat.blogs.nytimes.com/2013/09/11/cultural-preservation-groups-ask-obama-to-protect-syrian-heritage-sites/.

2 Voir par exemple, Ana Filipa Vrdoljak, International Law, Museums and the Return of Cultural Objects, Cambridge,  Cambridge U.P, 2006, chapitre 5.

3 Archives de l’Unesco (ci-après AU), Registry Cultural Property files, 2nd series 069: 7 “..66,”  Lettre de A. Osadca, 17 June 1949.  Les références suivantes des AU appartiennent à cette série.

4 AU, lettre de Russell McGuire, 3 août 1959.

5 “Message de M. Jaime Torres Bodet, Directeur général de l’Unesco,” Museum 3, n°1, 1950, p.6 (publié en français et en anglais).

6 AU, Pierre Lebar à Van der Haagen et Edward Carter (directeur du département bibliothèque), 14 mars 1953, avec le projet de mémorandum à Jean Thomas, directeur du département des activités culturelles.

7 Ibid.

8 AU, Van der Haagen à Lebar, 16 mars 1953.

Jiri Toman, La protection des biens culturels en cas de conflit armé, Paris, Unesco, 1994, p.41.

10 AU, Van der Haagen à Torres Bodet, 16 mars 1951.

11 http://portal.unesco.org/fr/ev.php-L_ID=13637&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html, consulté le 6 août 2014.

12 http://portal.unesco.org/en/ev.php-L_ID=13637&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html, consulté le 9 août 2014

­13 Tim Arango, “Tears, and Anger, as Militants Destroy Iraq City’s Relics », New York Times, 31 juillet 2014.

14 Sarah Cascone, “Are More Monuments under Threat from ISIS?”, Artnet News, 8 August 2014, http://news.artnet.com/art-world/are-more-monuments-under-threat-from-isis-75383, consulté le 9 août 2014.


Daniel Sherman est Lineberger Professor en histoire de l’art et histoire  à l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill. Il a publié, entre autres,The Construction of Memory in the Interwar France (1999) et French Primitivism and the Ends of Empire, 1945-1975 (2011), celui-ci à paraître prochainement en français Presses du Réel. Il était membre de l’Institut d’Etudes Avancées de Paris en 2014. Ses recherches actuelles traitent de l’histoire de l’archéologie en France et Tunisie pendant la première moitié du XXe siècle.

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