n°83 | Les choses des pauvres | Arlette Farge

      Arlette Farge a toujours donné envie d’aller aux archives où elle a su trouver les signes de vies minuscules et compliquées par la pauvreté — elle a fait sa thèse sur le vol d’aliment à Paris au XVIIIe siècle. Ici, elle revient sur l’intérêt pour ces pauvres qui ont émergé dans le sillage de 1968, quand historiens et philosophes commencèrent à penser systématiquement à eux et aux marges et à la délinquance. En lui demandant d’évoquer pour nous « les choses » des pauvres au XVIIIe siècle,  il ne s’agit pas de priver ceux-ci de leur pensée, mais de voir dans la vie matérielle les traces de leurs réflexions, de leurs sentiments, de leur action.

Laurence Bertrand Dorléac

Séminaire du CHSP, 21 octobre 2015

Les relations entre le peuple et les choses au XVIIIe siècle à Paris

Arlette Farge

      On a souvent réfléchi aux grands événements du Siècle des Lumières et beaucoup d’études ont été faites sur les attitudes comportementales de la population, qu’elle soit artisanale ou, au contraire, miséreuse. Les archives de police ont permis de retrouver des paroles populaires, des existences singulières, des faits minuscules, qui ont éclairé autrement certains domaines, jusqu’ici enfouis, de la discipline historique, comme la famille, la femme, l’opinion publique, la pensée du peuple, le corps du peuple, etc. Bien entendu, quand on parle du « peuple », il faut savoir qu’on parle toujours à sa place, et l’enjeu éthique et philosophique de telles études est flagrant.

      Depuis quelque temps, il m’est apparu que l’histoire (du moins la discipline historique) n’est plus une « passionnée » ; doucement et sûrement elle a pris un tour tranquille allant de commémorations en commémorations. L’histoire en quelque sorte ne dérange plus ; en ces temps troublés, où les interrogations sont de plus en plus fortes et angoissées, l’histoire s’est peu à peu effacée même si elle reste toujours vivante. Très hexagonale la plupart du temps, elle ne cherche guère les connexions, les liens, les interactions. Se définissent des sujets prenant garde de conserver leur autonomie, sans croiser d’autres démarches, d’autres disciplines (philosophie, sociologie ou même art, cinéma etc.), sans approfondir les instants de rupture, les brisures mêmes minuscules du temps, les interstices de vie où se fabriquent et la vie et l’histoire.

      « Faire une lecture rapprochée de la vie sociale » comme nous y invite l’anthropologue Albert Piette (Ethnographie de l’action, éd.Métaillé, 1996) oblige à ce que Michel Foucault espérait profondément : analyser les situations infimes, les détails des relations, retrouver la parole, les gestes, les corps des plus déshérités. Dans une situation, il y a des êtres, des présences, des gestes, des actes, des paroles, des pensées, avec des objets, des choses, des écrits. Ainsi, penser la relation entre non humains, vivants et non vivants, êtres humains et choses, établit une autre manière de comprendre la vie commune des individus (Albert Piette). Aussi m’est-il apparu important de décaler le regard habituel de l’historien pour me pencher sur la relation qu’il entretient avec les choses, les objets de la rue essentiellement. En quoi ces objets déterminent-t-ils de nouvelles conduites, « perpétuent-ils » des traditions ? En quoi sont-ils créateurs de rassemblements et de communautés sociales éphémères ? Quels sont les objets qui peuvent créer de la discorde, de la répugnance, entraîner des conflits ou servir de repère à des mouvements collectifs de plus grande ampleur (religieux, ludiques ou politiques)?

      Par ailleurs, si ces objets de rue si multiples et variés au XVIIIe siècle (puisque la vie se passe dehors et que l’espace domestique existe peu) permettent au peuple des types multiples d’appropriation et d’innovation, ils subissent a contrario beaucoup de transformations. La réalité humaine est faite de ces activités en aller et retour : l’objet forme des conduites ; des hommes y « donnent » de multiples sens, imaginaires, et établissent des affects négatifs ou positifs.

      Au fond, manque à notre connaissance l’histoire des allers-retours entre objets inanimés, hommes, femmes et événements. En effet, le non humain peut parfois être traité comme une genèse de faits sociaux, une source d’attitudes humaines inventives, régressives ou répressives qui vont former des types variés d’opinions publiques populaires. Ne pouvant traiter de tous les objets de la rue, j’ai choisi deux thèmes spécifiques : la nature et les loisirs, et les objets de répulsion. Je laisse ici de côté les objets de circulation, non qu’ils ne soient pas importants, mais parce que qu’ils sont sans doute plus connus, du fait des descriptions habituelles de la ville de Paris au XVIIIe siècle.

Paris végétal : Nature, loisirs

      L’expression est paradoxale dans cette ville tumultueuse et assourdissante d’urbanisation. Paris est mi-urbain, mi-rural. Il existe « une campagne urbaine », comme on l’appelle. Cette nature troue la Cité de ses buissons, friches, plantations, bosquets, champs de blé et de légumes. De cette ville de la nature, la population tire parti : suivant les saisons, on va au labourage ou à la cueillette. Dans la journée, voici les employés à divers travaux : ainsi vivent-ils une temporalité saccadée, encombrée de toutes sortes d’outils différents, dont certains utilisés par des travaux d’ordre urbain très différents. Leur rapport à l’objet est multiple, et leurs liens avec ces objets très forts parce que nécessaires à leur survie. Au fur et à mesure du temps qui passe, de nouveaux objets apparaissent pour les aider dans leurs tâches. De plus, en allers et retours incessants entre friches et vie de la rue se créent des modes de sociabilité différents, entraînant une perception globale de la réalité urbaine et rurale, donc de la vie sociale et politique dans son ensemble.

      Autre paradoxe de ce lien avec la nature : il est tant d’endroits où la boue, la fange et l’eau sombre sont si repoussantes que la population, malgré les interdits, décide d’entretenir auprès d’elle balcons ou même petits enclos emplis de fleurs et de plantes. Des pratiques sociales naissent chaque jour, tandis que la saleté insupportable crée des moments d’insurrection.

      Objet vivant de la ville, la promenade (Palais Royal, Champs-Élysées) est très prisée : les nombreux objets qui la peuplent servent à une population mélangée : signe de magnificence royale, la promenade est aussi le lieu des plus humbles, venus « voir » les grands du royaume, fascinés par robes, chevaux, carrosses. Ils viennent aussi pour vendre, car quantité d’objets servent au commerce. Mais il ne faut pas oublier que la promenade est aussi un vaste lieu de rumeurs, de nouvelles apportées par les chevaux de poste, de libertinage aristocratique ou de prostitution moins élégante. L’homosexualité y règne et se cache dans les buissons, tandis que la police tente de surveiller, et les ébats, et les émeutes d’écoliers ainsi que les dégradations des chevaux de carrosses contre les arbres.

      Dans l’acte de se promener s’aperçoivent des formes d’interaction entre les milieux, des rivalités, des jeux stratégiques de prises de pouvoir et plusieurs formes de langage. Les objets présents servent de relais à toutes ces attitudes et manières d’agir. Animaux, objets techniques, objets d’apparat, petits bâtiments organisent une mosaïque de langage, de système de signes et de symboles, de désirs, de subversions ainsi que certaines formes de maîtrise sur les femmes. Le buisson est l’objet phare ; il dissimule les indécences, et surtout les curés pédérastes : il en devient même le symbole. Alors que les grandes allées provoquent le désir d’être vu, entendu, informé. L’allée signifie paraître. Le bas-côté signifie le lieu où se disent les rumeurs les plus salaces. La « réalité » prend consistance au milieu de tous ces objets, et des corrélations entre rencontres sur les bancs, préciosité et mépris des plus riches, rumeurs et dénonciations, créent une atmosphère où l’on voit une certaine culture en train de naître vers la fin du XVIIIe siècle. L’individu social, au moyen de choses existantes, d’animaux côtoyés, d’arbres et de frondaisons, d’affrontements de classe par quolibets, détient des marques d’habitude différenciées.

      Ainsi, tout objet a quelque chose de matériel et quelque chose qui ne l’est pas. De même une chose est dans (ou a) une forme même si elle se trouve prise dans une infinité complexe de rapports objectifs.

Objets répulsifs

      À Paris, ils sont si nombreux et visibles que les étrangers hésitent souvent à entrer dans la ville. Du haut des collines, sentant l’odeur fétide et voyant les fumées s’échapper vers le ciel, ils sont emplis d’envie de rebrousser chemin.

           Il faut en décrire quelques-uns : les cloaques que sont les rues pleines de déchets, les gouttières d’où s’échappent les rats, les chiens errants laissant des excréments en tout endroit. Les abattoirs et les lieux d’équarrissage sont sans doute les objets les plus répugnants. On équarrit les bêtes, rue du Roi de Sicile, et des morceaux de chair animale emplissent la Seine, répandant une odeur putride. Le fumier chevalin, gorgé d’eau de pluie, devient un élément insupportable ; « c’est le réceptacle de la vie du peuple », ce que le vivant laisse autour de lui, ne pouvant faire autrement. L’ignoble est là dans certains quartiers, ainsi que les vapeurs nauséabondes et méphitiques qui s’échappent des ateliers ou des manufactures. Et que dire du suif et des restes de bateaux, d’une Seine gorgée de tanin et emplie de têtes d’animaux. Des morceaux de cadavres se trouvent parfois sur la chaussée, et l’on trouve aussi des foetus abandonnés.

      Quel sens donner à ce tohu-bohu d’objets, si ce n’est la volonté que soit améliorée la situation par des ordonnances de police et des interdits. Ainsi, sur ces objets, chacun inévitable, se posent quantité d’ordonnances, d’ordres contraignants qui cherchent à éradiquer le désordre et la répulsion. Mais le progrès attendu ne parvient que très lentement, et des sociabilités subversives organisent quelques événements tandis que d’autres types de communautés profitent de ces lieux d’effroi et d’horreur, pour y allier un monde plus que paupérisée, où se confondent le sens, la rixe, la prostitution. Entrent en scène à chaque scène révoltante, dégoûtante, des rapports de force, d’images de lutte et de confrontation. On voit ce que certains objets font aux hommes et parallèlement ce que certains hommes décident de faire avec ces objets pour tirer profit de la honte, des miasmes et de l’ordure. Des attirances peuvent se former, d’autres se défaire. Et des événements se transformer : un exemple, la chaîne des galériens. Je l’appelle « chose » parce qu’elle en est une ; chaque personne étant attachée à l’autre forme un objet et elle personnifie la honte. On vient la voir tel un objet en marche et les yeux se repaissent de la misère. Ce fut ainsi au début du XVIIIe siècle puis la sensibilité aidant, ce spectacle de la « chose-chaîne des galériens » devint un spectacle indigne et la foule se mit à conspuer les « conducteurs ». La chose a transformé l’homme ; ce sera de même pour la « chose-exécution » et la roue.
L’objet répulsif et répressif se transforme en besoin de compatir, offre un nouveau ressenti. Des élans de compassion s’étendent tandis qu’on en vient à crier à l’injustice.

      Même renversement de situation à propos de la situation des animaux : les troupeaux de vaches, moutons, dindons, porcs, chevaux qui traversent la ville sont affreusement malmenés par leurs conducteurs, frappés parfois jusqu’à rester inanimés sur le bas-côté. Ils provoquent une saleté repoussante ; une ordonnance de 1762 demande la démolition des petites échoppes où ils sont entassés pour être vendus plus tard. De plus, l’indignation des habitants contre la cruauté des accompagnateurs, provoque une ordonnance qui interdit les sévices et les batteries contre les bêtes. Le « péché » de cruauté envers l’animal se met en place.

      Ainsi les objets provoquent-t-ils des événements en même temps qu’ils sont provoqués par les événements. Ces interactions font cheminer l’histoire dans des lignes bien peu linéaires et se réfugient parfois dans de minuscules instants, moments, interstices du temps. Comme l’écrit si justement Tristan Garcia (Forme et objet. Un traité des choses, PUF, 2015. p. 181) : « l’événement est au fond un objet qui ne concerne pas une chose mais la présence d’une chose ». Cette présence concerne les vivants et quand la chose apparaît, disparaît, change, l’homme change ainsi que les événements.

 

Bibliographie

Tristan GARCIA, Forme et objet. Un traité des choses, PUF, 2015.

Albert PIETTE, Ethnographie de l’action, éd. Métaillé, 1996.

Arlette Farge est Directrice de recherche émérite au CNRS. Ex-enseignante à l’EHESS, elle est spécialiste des comportements populaires à Paris au XVIIIe siècle, qu’elle étudie à partir des archives des commissaires de police de quartier. Historienne des femmes et du genre, ex-directrice du groupe d’Histoire des femmes à l’EHESS, elle est l’auteur de nombreux ouvrages dont Vivre à Paris dans la rue au XVIIIe siècle, Gallimard, 1979 et Le peuple et les choses : Paris au XVIIIe siècle, Bayard, 2015.

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