n°76 | Les objets : entre l’art et les sciences sociales | Thierry Bonnot

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          Thierry Bonnot sort de la vision strictement positiviste que les sciences sociales avaient des objets. Non, dit-il — dans le sillage de chercheurs qui ont renouvelé l’histoire des choses —, l’objet n’est pas « témoin » mais fait social complexe dans ses relations avec les humains et dans sa façon d’interagir sur nos échanges sociaux. Dans son dernier ouvrage, L’attachement aux choses (2014), il cite une enquête très intéressante de Daniel Miller et Fiona Parrott auprès de Londoniens. Leurs conclusions vont à rebours de l’idée reçue : non, le consumérisme n’a pas tué l’attachement aux choses, plus notre relation aux objets est étroite, plus notre relation aux personnes l’est aussi.

Laurence Bertrand Dorléac

Les objets entre l'art et les sciences sociales - Essai interdisciplinaire et réflexions anthropologiques

Thierry Bonnot

          Mon travail sur les objets m’a conduit à réfléchir aux liaisons heuristiques entre l’art et l’anthropologie, l’histoire et l’archéologie, autour de l’étude des objets matériels. Je m’appuierai ici sur trois œuvres que j’ai utilisées dans mon dernier livre1 pour brouiller encore davantage les frontières entre les méthodes et les objets disciplinaires et montrer en quoi l’art peut aider les sciences sociales à se poser de bonnes questions.

Le musée Laborie

Le musée Laborie, par François Ayrole, éditions L'Association.

Le musée Laborie, par François Ayrole, éditions L’Association.

         Il s’agit d’une planche de bande dessinée de François Ayroles, parue en 2000, racontant la visite d’un musée de province qu’un homme a consacré à sa propre vie. Considérons cette situation fictive comme une parabole, en la prenant au sérieux, car par analogie, ce petit musée de l’individu fait écho à certaines expériences de terrain.
Dans cette histoire, la logique sociale selon laquelle les occupants d’une maison se racontent à travers leur habitation et les objets dont ils l’investissent se voit ici poussée jusqu’au comique incongru. Cette « mise en scène de soi » a intéressé de nombreux sociologues2. M. Laborie, plutôt que de se mettre en scène implicitement, a choisi de le faire explicitement en ouvrant son espace intime à un large public. Ce qui fait de cette maison un musée n’est pas la nature des objets exposés mais la façon dont ils sont mis en espace, la performance de M. et Mme Laborie qui jouent le rôle de guide et d’hôtesse d’accueil, et l’inscription « Musée Laborie » sur la façade, qui pose le cadre social de l’action.
La valeur principale des objets du musée provient de leur attachement à M. Laborie : ils lui appartiennent, il les a utilisés, il en a usé, il les a aimés puis délaissés mais ne s’en est pas débarrassé. « Tout est rigoureusement authentique » dit-il ; ce qui authentifie les objets, c’est qu’ils appartiennent à Laborie et ont partagé les différentes étapes de son existence. Il a sélectionné les objets marqueurs, significatifs des « grandes étapes » de sa vie, ainsi de sa première dent, de son dernier cartable, de son ours en peluche, de l’aube de communiant, etc. Le tri a été effectué selon des critères affectifs mais aussi dans le souci que ces objets puissent renvoyer le public du musée à leur propre existence. La notion de musée implique une correspondance minimale avec des représentations collectives, qu’il s’agisse d’art, d’histoire ou de société. Il y a chez M. Laborie une véritable démarche intellectuelle. Il a visiblement une certaine idée de « ce qu’est » ou « ce que doit être » un objet de musée, c’est-à-dire un objet un tant soit peu représentatif (d’une époque, d’une région, d’une existence typique).
A priori, le contenu du musée Laborie n’a qu’une pertinence individuelle. Ses objets n’ont de valeur que pour lui, éventuellement pour son épouse. Son musée est consacré à la vie d’un inconnu, d’un « monsieur-tout-le-monde » n’ayant apparemment rien accompli de remarquable, si ce n’est d’avoir vécu banalement une existence banale. Voilà qui le rend comique malgré lui. Mais précisément, cette banalité élargit le cercle des individus pour lesquels ces objets ont un intérêt. Ce musée jouera alors le rôle métaphorique de miroir dévolu par Georges-Henri Rivière aux écomusées créés et animés par une population : « Un miroir où cette population se regarde, pour s’y reconnaître, où elle recherche l’explication du territoire auquel elle est attachée […]. Un miroir que cette population tend à ses hôtes, pour s’en faire mieux comprendre, dans le respect de son travail, de ses comportements, de son intimité »3.

          Le reflet du miroir dans lequel se mire Laborie et qu’il tend à ses visiteurs sera évocateur pour qui a partagé, de près ou de loin, les mêmes expériences ordinaires que leur hôte, comme pour les touristes étrangers qui y trouveront un certain exotisme. Ainsi, pour comique et absurde qu’elle soit, l’histoire du musée Laborie s’avère pertinente pour réfléchir au discours muséal.

Topographie anecdotée du hasard

Topographie de ma cuisine, cliché Thierry Bonnot.

Topographie de ma cuisine, cliché Thierry Bonnot.

          En 1961, le 17 octobre à 15h47, Daniel Spoerri fixait sur le papier un relevé topographique des objets présents sur une table dans sa chambre de l’hôtel Carcassonne, rue Mouffetard à Paris. A chaque numéro, de 1 (« tranche de pain blanc entamée… ») à 80 (« brûlure de cigarette sur le premier calque de la présente topographie ») correspond une notice plus ou moins longue, composée de descriptions basiques (« 2. Coquetier vert pâle de matière plastique très légère sur trois petits pieds… »), de souvenirs personnels attachés à l’objet, de citations littéraires et de dialogues renvoyés parfois en notes de bas de page.
Daniel Spoerri présentait ainsi son projet : « J’ai voulu voir ce que les objets qui se trouvaient sur la moitié de cette table, et dont j’aurais pu faire un tableau-piège4, pouvaient me suggérer, et ce qu’ils éveilleraient immédiatement en moi en les décrivant ; comme Sherlock Holmes qui, partant d’un objet, pouvait résoudre un crime, ou comme les historiens qui, depuis des siècles, reconstituent une époque entière à partir de la plus célèbre fixation de l’histoire, Pompéi »5.
Selon Roland Topor, dans sa préface à l’édition de 1990, le caractère aléatoire de ce type de description est une condition de sa réussite, « la réalité objective ordonnée par le hasard étant finalement le plus sûr moyen d’obtenir une image ressemblante de notre vie »6.
Quelles sont les modalités qui permettent, à partir de la description la plus scrupuleuse possible d’un ensemble d’objets, de donner « une image ressemblante de la vie » du propriétaire des lieux ? Les sciences sociales pourraient-elles tirer de cette description et de cette vie singulière des éléments de connaissance pertinents ? Les objets qui sont là, tout autour de nous, par hasard ou par nécessité, nous apprennent-ils quelque chose sur la vie sociale ?
Dans l’expérience de Daniel Spoerri, la notion de « hasard » paraît intéressante et le recours à l’autoanalyse se révèle ici utile. Est-ce qu’un objet peut se trouver par hasard dans ma cuisine ? Un stylo ou un bloc-notes se trouvent-ils par hasard sur mon bureau ? Les objets situés sur la table de l’artiste, en octobre 1961, n’y sont pas arrivés indépendamment de toute intention humaine, ni en dehors de toute influence contextuelle liée au lieu, à l’époque, au mode de vie et à l’activité artistique du propriétaire. L’exercice auquel s’est livré Spoerri ne relève finalement du hasard qu’à l’échelle de la localisation des objets dans l’espace limité du logement, voire de la table elle-même : ce peut être un hasard si tel objet se trouve à cette place dans la chambre d’hôtel ou à cet endroit précis de la table. Mais ce qui ne relève pas du hasard, c’est que ce bol, ce pot en verre, ce pot de colle se trouvent dans la chambre d’hôtel de Spoerri. Ils y sont parce que l’artiste en a eu besoin ou envie à un moment donné de son existence, ou parce que quelqu’un les lui a offerts ou les a oubliés ici et, surtout, parce que l’occupant des lieux les a conservés. L’objectif de l’artiste était de produire une photographie –au sens figuré- d’un moment, d’un agencement résultant selon lui d’un hasard. La démarche anthropologique ou archéologique face à cette même situation consisterait à décrire le plus finement et le plus complètement possible non seulement les objets et les gens ou circonstances qu’ils évoquent, mais les conditions historiques, sociales et politiques de leur parcours jusqu’à cet endroit. Les objets ne sont jamais là par hasard. C’est le rôle des sciences sociales de travailler à ce qui les a amenés ici, à leur parcours, tributaire d’intentions et d’actions humaines.

Le déjeuner sous l’herbe

Fouilles du Déjeuner sous l'herbe, cliché B. Müller.

Fouilles du Déjeuner sous l’herbe, cliché B. Müller.

          Le 23 avril 1983, Daniel Spoerri organise un banquet à Jouy-en-Josas où sont conviés critiques, artistes, marchands d’art et autres personnalités mondaines. Avant la fin du repas, les plateaux sur tréteaux qui servaient de table aux convives sont déposés au fond d’une longue tranchée creusée au préalable. L’ensemble est ensuite rebouché en vue d’une fouille archéologique qui n’aura lieu que 27 ans plus tard. C’est l’initiative de l’anthropologue Bernard Müller, avec la complicité de Daniel Spoerri et l’appui scientifique de l’archéologue Jean-Paul Demoule, qui a permis la réalisation du projet en 2010. La fouille a été menée sous l’égide de l’INRAP, respectant scrupuleusement les critères de la méthode archéologique moderne.
Quels éléments de réflexion pouvons-nous tirer de cette performance ? D’abord, elle a permis d’évaluer combien la mémoire est faillible : les témoignages des acteurs divergent sur la localisation de la tranchée, sur la présence de telle ou telle personne, de tel ou tel objet (gobelet en plastique par exemple).
Ensuite, ce type d’expérience nous rend modestes quant à nos analyses et notre volonté d’interpréter la présence des choses. Faisons l’hypothèse de la découverte fortuite de ce déjeuner : qui aurait pu imaginer qu’il s’agissait là d’une performance artistique ? Cette question de l’interprétation des « données » taraude l’archéologie mais également les sciences sociales. Les archéologues se défendent en permanence contre le syndrome de Pompéi (« […] les créations du passé sont enfouies, intactes, sous l’accumulation de couches postérieures stériles qu’il suffirait d’évacuer pour leur rendre leur intégrité cachée »7. Certaines expériences comme celle du « camp de Millie » ont appelé la discipline à l’humilité8. Les données archéologiques sont ici, avec nous, dans le présent, partie intégrante de notre environnement et de notre vie sociale, elles ont un impact sur le monde contemporain. L’archéologie est avant tout une opération destructrice. Le passé ne nous est pas donné, intact, par la découverte archéologique. Nous le construisons, il resurgit à la lumière du présent. Les anthropologues pourraient utilement aspirer à une même modestie lorsqu’ils interprètent les relations entre les hommes et les objets. Le chantier met également en valeur les liaisons entre art, archéologie et anthropologie. Reste en suspens la question du statut des œuvres et de leur propriété : objets d’art ? Objets archéologiques ? Objets intéressant l’anthropologie en tant que science sociale étudiant les mœurs du monde de l’art en France dans les années 1980 ? Nous n’avons pas fini de méditer sur de telles expériences, au carrefour de l’art, de l’archéologie et de l’anthropologie.

          Tout ce dont j’ai traité ici relève du jeu, à plusieurs titres. Il y a le jeu du dessinateur avec l’idée de musée, le jeu de l’artiste Spoerri avec les objets du quotidien, le jeu des archéologues et des anthropologues autour de l’idée de Spoerri. Nous pouvons y voir aussi un jeu au sens technique du terme : il y a jeu entre les disciplines comme entre deux rouages mal ajustés. Il y a du jeu, spatial et dynamique, dans les sciences sociales autour des objets. Car ces derniers ne sont pas simplement des données scientifiques qu’il faut collecter : ils sont acteurs de la vie sociale et l’on peut leur faire « jouer un jeu » qui dépasse le simple rôle d’éléments de décor. Le jeu des attachements successifs génère le devenir des objets, dont la biographie nous permet de mettre en évidence des tensions, des ratés, des accidents qui mettent en cause la linéarité uniforme d’un parcours. Le devenir d’un objet n’est pas une succession de statuts tranchés mais peut connaître des phases de confusion de statuts, de superpositions, de bifurcations. La méthode biographique appliquée aux objets consiste à produire des récits permettant de décrire une succession de situations sociales et une multiplicité de rapports sociaux entre individus, collectifs et objets. Travailler sur les objets nous oblige à l’humilité, car finalement ils nous échappent toujours, même quand nous croyons les tenir. C’est pourquoi les enquêtes sur les objets ne doivent pas être perçues comme plus solidement positivistes que les enquêtes sur d’autres thèmes moins tangibles. Nous sommes aussi en proie au doute et à la friabilité de nos assertions.

Notes

1 Thierry Bonnot, L’attachement aux choses, Paris, CNRS éditions, 2014.

2 Daniel Miller (ed.), Home Possessions. Material culture behind closed doors, Oxford, New-York, Berg 2001 ; Segalen, Martine & Beatrix Le Wita (éds.). Chez-soi. Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Autrement, série mutations n°137, 1993.

3 Georges-Henri Rivière, « Définition évolutive de l’écomusée », Museum n° 148, vol. XXXVII, p. 182-183, 1985, citation p. 182.

4 Les tableaux-pièges sont les œuvres les plus connues de Spoerri. Il s’agissait de coller des objets sur une planche devenue tableau par son exposition verticale sur un mur ; les tableaux-pièges les plus connus sont composés d’assiettes, de couverts et de reliefs de repas collés sur une table.

5 Daniel Spoerri, Topographie anecdotée du hasard, préface de Roland Topor, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1990 [1962], citation p. 5.

6 Roland Topor, « Préface à la réédition du 1990 » in Daniel Spoerri, op.cit. p. 2.

7 Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps, Paris, éditions du Seuil, 2008, p. 74.

8 Ibid., p. 53-56.

Bibliographie

A. APPADURAI (ed), The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Cambridge UniversityPress, Cambridge, 1986.

François AYROLES, Notes mésopotamiennes. Paris, L’association, 2000.

Jean BAZIN, Des clous dans la Joconde, Toulouse, Anacharsis, 2008.

Thierry BONNOT, La vie des objets, Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme et Mission du Patrimoine Ethnologique, 2002.

Thierry BONNOT, L’attachement aux choses, Paris, CNRS éditions, collection Le passé recomposé, 2014.

Martine SEGALEN et Beatrix LE WITA (éds.), Chez-soi. Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Autrement, série mutations n°137, 1993.

Jean-Paul DEMOULE, « Archéologie, art contemporain et recyclage des déchets », Techniques et culture, n°58, « Objets irremplaçables », p. 160-177, 2012.

Jacques HAINARD et Roland KAEHR, (éd.), Objets prétextes, objets manipulés, Neuchâtel, Musée d’Ethnographie, 1984.

Nathalie HEINICH, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, n°6, p. 25-55, 1993.

Daniel MILLER (ed.), Home possessions; material culture behind closed doors, Oxford, New-York, Berg, 2001.

Georges-Henri RIVIÈRE, « Définition évolutive de l’écomusée », Museum n° 148, vol. XXXVII, p. 182-183, 1985.

Daniel SPOERRI, Topographie anecdotée du hasard, préface de Roland Topor, Paris, éditions du Centre Pompidou,1990 [1962].


  Thierry Bonnot  est chargé de recherche au CNRS, membre de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les Enjeux Sociaux (IRIS, Paris). Historien de formation, il a d’abord travaillé à l’écomusée de la Communauté Le Creusot-Montceau (Saône-et-Loire) pour lequel il a mené plusieurs enquêtes. Il continue à réfléchir au statut social des objets, à leurs modes d’appropriation et à la constitution des patrimoines. Il a notamment publié La vie des objets (2002) et L’attachement aux choses (2014).

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