n° 5-1 | Le beau et l’utile | Rossella Froissart

Dans Les Misérables, Victor Hugo fait dire à l’étudiant révolutionnaire Enjolras que  le dix-neuvième siècle est grand mais que le vingtième sera heureux.  Le 19e s’identifie en tout cas au formidable élan progressiste qui s’affirme au nom d’un idéal social et par une série de réformes dont celle des Beaux-Arts semblait de plus en plus inévitable.
D’une part, le progrès s’envisage comme croissance ou développement, d’autre part comme processus d’égalisation des conditions, ce que Tocqueville identifiait à la marque du mouvement sociologique et anthropologique moderne, sous le chapitre nouveau de la démocratie.
Dans le monde de l’art, cette croissance et avant tout celle du bien-être, passa par la volonté de réconcilier le beau et l’utile, les artisans et les artistes, les architectes et les décorateurs, les bâtisseurs et les peintres, les penseurs politiques et les artistes, par le désir aussi de revoir de fond en comble un enseignement des Beaux-Arts désuet qui n’envisageait pas le passage entre les arts et la fonction de l’artiste dans une société que l’on voulait meilleure, plus harmonieuse et moins inégalitaire.
Dans les faits, le monde de l’art allait devoir en partie déchanter et prendre acte de l’échec de la réconciliation entre les arts, pour longtemps. En France plus qu’en Angleterre ou en Allemagne, la partie était minée par une série de facteurs : l’arriération et le manque d’imagination des entrepreneurs, la défense trop timorée d’une éthique au service du changement politique, social, culturel.
L’exposition récente au Victoria and Albert Museum de Londres montrait en affichant son point de vue volontiers nationaliste, la nature du débat encore actuel. Elle opposait les fruits des Arts and Crafts aux résultats limités de l’Art Nouveau français cantonné dans ses tergiversations et son décoratisme indécrottable. Jean-Yves Andrieux, historien de l’architecture, discute les thèses de l’historienne de l’art Rossella Froissart Pezone, redonnant de l’intelligence à une critique utile de la présentation des faits, près d’un siècle après les événements. Ces thèses sont présentées dans un livre remarquable sur un petit groupe d’artistes acharnés à penser la fonction sociale de l’art : L’Art dans tout (2004). Largement arrimés à une conception saint-simonienne et positiviste, les artistes qui adhéraient à ce groupe et, plus généralement, à l’utopie d’un art social, souscrivaient en fait peu ou prou aux observations de Roger Marx en 1913  « Pour que l’art se répande que la nation prospère et que l’ouvrier vive, il faut des prototypes parfaits, aptes à être répétés en série, impeccablement, avec la certitude que garantit à l’industrie la science toujours mieux disciplinée et toujours plus flexible. »
L’artiste devait donc se placer en amont de la production et donner des modèles pour embellir l’intérieur des habitations en les éclairant de son bon sens fonctionnaliste. L’éclectisme qui en résulta n’augurait pas vraiment de l’histoire bien plus longue du projet encore d’actualité d’allier l’art à la vie quotidienne.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 17 juin 2005

Les Arts décoratifs
au service de la nation,
1880-1918

Rossella Froissart

«Vieux […] Tu verras l’année prochaine à l’Exposition Universelle, une salle à manger qui ne sera ni anglaise ni belge : je l’espère française, – oserai-je dire qu’elle ressemblera à du Louis XV !! Composée de boiseries, meubles, assiettes, verrerie, tapis, serviettes, tasses, surtout, pendule, etc. etc. ; il n’y manquera que le potage.»[ref]Lettre non datée [1899] in : M.-O. MAUS, Trente années de lutte pour l’art. 1884-1914, Bruxelles, Librairie de l’Oiseau bleu, 1926, 508 p. (réédition : Bruxelles, Lebeer Hossmann, 1980) p. 240. [/ref]

Alexandre Charpentier, Salle à manger pour les Magasins du Louvre, Exposition universelle de 1900.

Cette déclaration adressée par le sculpteur Alexandre Charpentier (1856-1909) à l’avocat et mécène belge Octave Maus pose d’emblée la question d’un art décoratif «français». Au tournant du siècle, lorsque les industries du décor traversent une crise profonde due à leur incapacité à s’adapter aux bouleversements des modes de production et de vente, plusieurs facteurs historiques semblent solliciter la solution «nationale» évoquée par Charpentier : la conscience douloureuse de la défaite, le ralentissement économique, les échos de l’Affaire Dreyfus, le climat de compétition et de conflit larvé de l’avant-guerre. Comment et dans quelle mesure les artistes décorateurs, qui tentent depuis la moitié du siècle d’affirmer une présence active au sein de la société en s’efforçant de créer un style «moderne», se plient-ils à la demande d’une industrie et d’une clientèle craintives, fortement attachées à la «tradition nationale» ?
Revenons à Alexandre Charpentier. La salle à manger dont il est question est pleinement intégrée dans le circuit productif et commercial nouveau puisqu’elle a été commandée par les Magasins du Louvre et est présentée avec succès à l’Exposition de 1900. Fruit d’un compromis assumé, son esthétique relève d’un rocaille assagi – et même passablement embourgeoisé – renvoyant à la tradition des «Louis». Par ailleurs le bois, massif et non teinté, exalté pour sa beauté chaude et fouillé avec verve, ne manque pas d’évoquer les rinceaux habités du gothique tardif, de même que la fixité du mobilier et l’importance des lambris rappellent les salles aménagées par Viollet-le-Duc au château de Pierrefonds.
Le gothique et le XVIIIe siècle étant les époques de référence de l’art français, la modernité proposée par l’Angleterre et la Belgique ne peut qu’être rejetée, car dépourvue d’éléments formels identifiables comme appartenant à l’héritage national. Le «style anglais» auquel fait allusion Charpentier est celui des «meubles-caisses» rectilinéaires et dépourvus d’ornement. Au pôle opposé, le «style belge», considéré comme tourmenté avec ses courbes en «coup de fouet», contredirait les habitudes visuelles de clarté et d’harmonie classiques attribuées à l’«esprit français».
Comment expliquer ce rejet de la part d’un Alexandre Charpentier qui, proche de la mouvance anarchiste, partageait pourtant pleinement les idées sociales d’un William Morris et d’un Henry Van de Velde aux côtés desquels il exposait, à La Maison moderne de l’Allemand Julius Meier-Graefe ou à la Libre esthétique bruxelloise d’Octave Maus, le destinataire de cette surprenante déclaration de foi nationaliste ?

La nostalgie corporatiste

G. Rémon, Projet de chambre à coucher, « Intérieurs modernes », 1900, 41e série, pl. 16.

L’enquête voulue en 1881 par Antonin Proust, Ministre des Arts dans le gouvernement Gambetta (publiée en 1884) fait le point sur l’état de l’industrie des arts du décor peu de temps avant la crise de 1882, qui voit la France passer au 4e rang des puissances industrielles, derrière l’Allemagne.
Le constat est unanime de la part des chefs d’industrie : il porte sur la crise de l’apprentissage dans un secteur gourmand en main d’œuvre qualifiée. Si la concurrence étrangère est devenue dangereuse, affirment-ils, c’est à cause de la perte du savoir-faire entraînée par l’abolition des corporations en 1791. La plupart de ces industriels et artistes décorateurs qui, dans les années autour de 1848 et 1870, avaient plutôt milité dans les rangs révolutionnaires, se retirent peu à peu sur des positions de défense et, dès les années 1880, amorcent ce mouvement de reflux dont les ressorts sont, à la fois, la peur de l’étranger et le regard nostalgique sur le corporatisme pré-révolutionnaire. La réforme de l’enseignement du dessin mise en place en 1878 pour contrer la crise de l’apprentissage en mettant un savoir positif au service d’une production industrielle de qualité, est considérée avec scepticisme, déjà au moment de l’enquête.

Léon Benouville, Mobilier de maison ouvrière ou de maison de campagne; cuivres : P. Brindeau; menuiserie : J. Le Coeur; décoration : F. Aubert (Art et Décoration, 1903)

C’est Marius Vachon, pourtant membre de la Commission, qui manifeste la plus forte (et bruyante) opposition à l’interventionnisme républicain, jugé centralisateur et inadapté face à la souplesse d’action de l’Angleterre et de l’Allemagne. Lorsque l’on se penche sur la question du nationalisme et des arts décoratifs et industriels entre 1880 et 1918, la figure de Vachon paraît incontournable. Prolixe et combatif, ce publiciste est chargé, à partir de 1881, de missions officielles visant à étudier l’organisation des institutions en Europe et en France créées pour favoriser le développement des industries d’art. Ses volumineux rapports édités par le gouvernement dressent un tableau très critique de la réalité économique et productive de la France d’après la défaite. C’est chez Vachon que nous trouvons, déjà clairement noué, ce lien entre nationalisme et corporatisme qui sera sans cesse repris par de nombreux artistes et critiques après la Première Guerre, pour devenir l’un des fondements d’une nouvelle conception idéologique des arts au cours des années 1930, à un pas de se réaliser entre 1940 et 1944[ref]L. Bertrand Dorléac, «L’Ordre des artistes et l’utopie corporatiste, 1940-1944: les tentatives de régir la scène artistique française, juin 1940-août 1944», Revue d’Histoire moderne et contemporaine, n° 37, janv.-mars 1990, pp. 64-87. [/ref]. C’est aussi Vachon qui, dès les années 1880, dans des milieux artistiques officiels encore très largement acquis aux idéaux républicains, clame le retour aux valeurs pré-révolutionnaires, où il fait se rencontrer le corporatisme le plus strict et un ultra-libéralisme plutôt favorable aux concentrations du grand capitalisme. Vachon déplore en particulier que le nouveau patronat, non issu des anciennes «maîtrises», soit entièrement «étranger au métier» et ne veuille que tirer un profit maximal en pratiquant le sweating system. De l’«étranger au métier» à l’«étranger» tout court : ce nouveau patronat ne serait pas français et exploiterait une main d’œuvre peu qualifiée avant de regagner le sol natal, en laissant l’industrie nationale en ruine[ref]M. Vachon, Pour la défense de nos Industries d’Art: l’instruction artistique des ouvriers en France, en Angleterre, en Allemagne et en Autriche, (Missions officielles d’enquête), Paris, A. Lahure, 1899, IV-287 p. Sur Marius Vachon, cf. : N. Besse, «Construire l’art, construire les mœurs. La fonction du musée d’art et d’industrie selon Marius Vachon», in : L’édification, morales et cultures du XIXe siècle (Stéphane Michaud dir.), éditions Créaphis et PPSH, 1993, pp. 51-58; S. Laurent, «Marius Vachon, un militant pour les « industries d’art »», Histoire de l’Art, n° 29-30, mai 1995, pp. 71-78. [/ref].

Art nouveau et tradition nationale

1895 : moins d’un an après l’éclatement de l’Affaire Dreyfus, Siegfried Bing, industriel, collectionneur et marchand d’origine allemande, ouvre son magasin-galerie l’Art nouveau. Il n’est pas étonnant que, dans le climat de tensions sociales que connaît la France, la réaction manifestée à l’égard d’une avant-garde clairement cosmopolite ait été marquée par une forte hostilité, qui se renouvelle en 1898, lors de l’ouverture de la Maison moderne par le critique d’art et collectionneur Julius Meier-Graefe. [ref]Cf N.J. Troy, Modernism and the Decorative Arts in France : Art Nouveau to Le Corbusier, New Haven et Londres, Yale University Press, 1991, XX-300 p.[/ref] Et c’est encore Marius Vachon qui nous donne la teneur d’une telle hostilité, en portant rétrospectivement un regard haineux sur l’Art nouveau dans un texte publié en 1924, mais écrit à partir de cours dispensés à l’Université de Lausanne à la veille de la Guerre :

«L’Art nouveau vit le jour à Bruxelles en Brabant. On le mit en nourrice à Londres, d’où il vint à Paris pour faire ses dents. Le snobisme parisien, formé de métèques et d’étrangers, l’adopta immédiatement, comme il devait adopter, plus tard, le cubisme, le futurisme etc. Ce snobisme a le goût inné de toutes les tares, de toutes les difformités physiques et intellectuelles. […] Basé sur l’anarchie et l’internationalisme, l’Art nouveau ne reconnaît ni doctrines ni principes ni lois ni traditions esthétiques et techniques.[…] Dans les salons, chambres à coucher et salles à manger des hôtels et des appartements de riches bourgeois, où les ameublements en bois précieux, à marqueterie et mosaïques d’un décor somptueux étaient les signes représentatifs de la fortune, du luxe et du haut goût héréditaire, il s’ingéniera, par manie d’inversion maladive, à placer des meubles de cuisine, sinon de ferme, en bois brut, à peine équarri. […] Bref, en Art nouveau tout est à l’envers, tout est sans dessus dessous.» [ref]Marius Vachon, La belle maison. Principes et lois esthétiques pour aménager, meubler et orner sa demeure, Lyon, J. Deprelle et M. Camus, 1924, p. 87.[/ref]

Le reproche d’inciter à la table rase fait à l’Art nouveau comme à quelques mouvements d’avant-garde qui lui sont hâtivement associés, n’est pas très original mais seulement surprenant, si l’on considère que plus de dix ans sont passés après la «mort» quasi officielle du mouvement, lors de l’Exposition de Turin de 1902. Pourtant, dans son aveuglement passéiste, Vachon finit par proposer une lecture nouvelle. Associant «ordre social et moral» et «ordre esthétique», il accuse l’Art nouveau de subvertir le premier par le simple rejet des lois de la symétrie et des ordres classiques. Ainsi que les artistes décorateurs qu’il abhorre, Vachon s’appuie sur les théories de Charles Henry ou Ferdinand Helmholtz (vulgarisées par Charles Blanc ou Henry Havard), mais dans un but opposé : si chacun s’accorde sur le pouvoir formateur des lignes, des couleurs et de leur agencement, le sens donné à la régénération morale de la «race» dont ces «signes inconditionnels» auraient dû être l’arme n’est pas le même chez le publiciste et chez un Alexandre Charpentier, ses confrères de l’Art dans Tout ou de l’Art nouveau. Vachon ne s’y trompe pas lorsqu’il frappe de son opprobre ce pour quoi l’histoire de l’art a forgé des étiquettes différentes, à partir des oppositions courbe/droite, bois teinté/bois naturel, structure organique/revêtement. Ce qui permet à Vachon de réunir l’ensemble des manifestations de l’Art nouveau européen – au-delà du jeu des références «nationales» et dans une chronologie très élargie – est finalement le projet social que s’est donné ce mouvement qui s’était voulu parfois «populaire», et en tous cas généralement «démocratique».
Les propos de Vachon prennent tout leur sens si l’on lit l’adjectif «démocratique» comme un synonyme de «bourgeois». Cette classe honnie par Vachon avait fait la Révolution et prospérait sur les décombres du système corporatif. Le plus clair symptôme de sa décadence était la place faite à la femme et à son émancipation : un livre américain n’étudiait-il pas les nouveaux aménagements intérieurs pensés pour faciliter la tâche de la femme moderne? N’était-ce pas l’Art nouveau qui avait commencé, dans ses mouvances les plus avant-gardistes, à épurer et simplifier le décor en accordant la plus grande importance à l’air, à la lumière et à la clarté des couleurs, en un mot, à une vision «hygiéniste» de l’intérieur et de la vie quotidienne ? Il n’est pas étonnant que, parmi les rares commanditaires de l’Art nouveau en France, l’on trouve le Touring Club, rendu responsable par Vachon de la large diffusion des théories hygiénistes là où régnaient la profusion et une domesticité nombreuse. L’Art nouveau des «intérieurs-paquebots» – de Charpentier, à Van de Velde, à Bing – tout comme l’élitisme anglophile d’Adolf Loos ou l’élégance épurée du mobilier du Jeanneret d’avant la Première Guerre, rentrent au même titre dans la large catégorie d’un art bourgeois et cosmopolite décrié par Vachon et par ceux qu’il représente, l’industrie du «Faubourg», les chambres syndicales et leur idée d’un «art décoratif national».

Le Sedan des industries d’art

Alexandre Charpentier, Salle à manger pour le banquier Adrien Bénard, v. 1901. Acajou, chêne et peuplier, bronze doré, fontaine et carreaux de grès émaillé par Alexandre Bigot (Paris, musée d’Orsay).

Dès lors, quel sens précis donner à la missive envoyée par Alexandre Charpentier à Octave Maus ?
La salle à manger du sculpteur ainsi que le pavillon Bing pour l’Exposition universelle de 1900 ou une assez grande partie des créations mobilières d’un Gallé, sont de toute évidence le résultat d’un compromis entre la «tradition nationale» et l’étude libre des formes, des besoins et des matières. Un tel compromis aurait dû rendre plus aisée l’adaptation de l’Art nouveau aux goûts d’une bourgeoisie dont les modes de vie se modernisent, mais dont les manières d’habiter restent obstinément attachées au décor Ancien régime. Il n’en est rien : Vachon vante la copie pure et simple des styles anciens réussissant même à réhabiliter les ébénistes et les tapissiers du Second Empire, passés maîtres dans cet exercice. Et il n’est pas seul dans la défense d’une telle position.
Les Chambres syndicales organisatrices des Salons du mobilier en 1902, 1905, 1908 et 1911 campent visiblement sur des positions similaires : le programme du concours de 1908 ne porte-il pas sur une chambre à coucher Louis XVI, bien que «d’un Louis XVI modernisé» ?
Il suffit de lire les réactions de la presse et de nombreux artistes et industriels à l’ouverture du Salon d’Automne de 1910 auquel Frantz Jourdain avait convié le Werkbund munichois, pour retrouver les accents nationalistes de 1895. L’hostilité est décuplée, auprès de quelques anciens tenants de l’Art nouveau, par le souvenir de l’échec cuisant subi à l’Exposition de 1900, où l’avant-garde française avait pu mesurer le fossé qui la séparait de l’industrie.
Eugène Gaillard, pourtant ancien collaborateur de Bing, n’hésite pas à manipuler la métaphore guerrière et à comparer l’arrivée des artistes munichois à l’invasion des troupes allemandes en 1870. Face aux forces compactes et organisées du Werkbund, l’artiste s’écrie :
«Moi, je sors de là enragé, hurlant vive la liberté ! vive l’indépendance ! vive la personnalité et vive le combat pour l’art en ordre dispersé ! – tout se rejoindra, tout s’unifiera spontanément et beaucoup mieux grâce à notre seule unité de race et de tendances.»
Cependant il ne pouvait pas cacher que «du coté français […] l’ordre de bataille est exagérément dispersé et n’oppose rien de décisif à l’offensive allemande.» [ref]E. Gaillard, Nos arts appliqués modernes. Le mobilier au Salon d’Automne de 1910. Impressions et opinions, Paris, E. Floury, 1910, p. 13. [/ref] Plus lucide que Gaillard et exempt de tout soupçon nationaliste, le sculpteur et ébéniste Rupert Carabin est envoyé par la Ville de Paris et l’Union provinciale des Arts décoratifs aux congrès de Munich en 1908 et 1911. La puissante unité du Werkbund ne peut alors que lui laisser présager le «Sedan» artistique et commercial d’une prochaine confrontation.[ref]Anonyme [F.-R. Carabin], «Rapport présenté au nom de la Délégation envoyée par la Ville de Paris au 2e Congrès de l’Union Provinciale des Arts Décoratifs à Munich», L’Art et les Métiers, n° 3, janvier 1909, pp. 62-67. [/ref] Reprenant de vieilles argumentations, Marius Vachon mais aussi, bien plus écouté au début du siècle, Camille Mauclair et d’autres critiques épaulés par la mouvance néo-traditionaliste liée à Maurice Denis, trouvent les raisons de la faiblesse française dans le «démocratisme» libéral et bourgeois post-révolutionnaire et dans la suppression des corporations [ref]Cf. aussi les réponses aux enquêtes de 1902, 1910 : Anonyme, «L’idée de corporation», Art et Décoration, supplément, mai 1902, pp. 2-5; P. Forthuny, «Enquête sur l’art décoratif et sur la crise de l’apprentissage», Le Matin, 1er novembre 1910; G. Janneau, L’apprentissage dans les métiers d’art, Une enquête, Paris, H. Dunod et E. Pinat, 1914, 154 pp.[/ref] :
«le secret de l’art industriel et décoratif français gît dans cette tombe – affirme Mauclair – et rien n’en est resurgi»[ref]C. Mauclair, Trois crises de l’art actuel, Paris, E. Fasquelle, 1906, p. 251. [/ref]. À la place d’un Trianon, de son «harmonie absolue» où l’on reconnaît «la cohésion d’un âge corporatif», Mauclair ne voit qu‘«une sorte de camelote compliquée (ou faussement simple), qui s’appelle l’art industriel ou l’art nouveau»[ref]Ibid., p. 252.[/ref].
Le commentaire de Maurice Denis à l’initiative prise par Roger Marx en 1909 d’organiser une Exposition d’Art social réunit en quelques lignes les ressorts essentiels du débat dont nous venons de retracer l’un des aspects :

«Pourquoi n’avons-nous pas une aristocratie qui donne le ton pour les arts du meuble etc.? Ce n’est pas les universités populaires et les conférences faites au peuple sur la beauté qui le rendront esthète ou esthéticien. Il s’en f… Ce qui le passionne, c’est le café-concert ou les inventions mécaniques. S’il achète des objets usuels, il choisit toujours à égalité de prix les plus laids. […] Toutes les écoles d’art du passé ont débuté ainsi ; c’est une élite qui les a imposées au peuple – comme c’est le goût de deux ou trois grandes mondaines et d’un couturier qui dicte la mode des robes et des chapeaux. […] Là où le machinisme est possible (en Allemagne ou ailleurs), la sensibilité de l’artisan est presque sans valeur : on peut la sacrifier. Chez nous, pas ! De là l’impossibilité de concilier la fabrication industrielle et l’art en France»[ref]M. Denis in : R. Marx, L’Art social, préface d’Anatole France, Paris, E. Fasquelle, 1913, pp. 227-228.[/ref].

«Arts pour tous» versus élitisme, cosmopolitisme versus tradition nationale, modernisation des mécanismes productifs versus néo-corporatisme : inauguré dans les années qui suivent 1870, le débat continue dans les mêmes termes mais sur un ton durci pendant les années 1910, pour se poursuivre au-delà de la Guerre, jusqu’aux années de la nouvelle défaite. L’Art nouveau n’aura été qu’une courte parenthèse pendant laquelle certains artistes (et ceux qui les ont soutenus) ont cru pouvoir trouver un style moderne sans faire table rase du passé, au nom d’un projet social qui a été compris surtout par ses adversaires.


Bibliographie

Anonyme, «L’idée de corporation», Art et Décoration, supplément, mai 1902, pp. 2-5

Anonyme [CARABIN François-Rupert], «Rapport présenté au nom de la Délégation envoyée par la Ville de Paris au 2e Congrès de l’Union Provinciale des Arts Décoratifs à Munich», L’Art et les Métiers, n° 3, janvier 1909, pp. 62-67

BERTRAND DORLÉAC, Laurence, «L’Ordre des artistes et l’utopie corporatiste, 1940-1944 : les tentatives de régir la scène artistique française, juin 1940-août 1944», Revue d’Histoire moderne et contemporaine, n° 37, janv.-mars 1990, pp. 64-87

CARABIN, François-Rupert,
– «Rapport. Reconstitution du travail par l’apprentissage et l’enseignement du dessin», L’Art et les Métiers, n° 2, décembre 1908, pp. 48-56
Rapport de la Délégation envoyée par le Conseil municipal de Paris à l’Exposition des arts industriels et décoratifs régionaux et rustiques de la Bavière, à Munich, Annexe n° 2 du Rapport, Au nom de la Commission, sur les projets relatifs à la date et au caractère de l’Exposition (projetée) des arts décoratifs et des industries d’art, présenté par M. A. Deville. Conseil Municipal de Paris, 1912, Imp. n° 97, pp. 20-36, Imprimerie municipale , Hôtel de Ville, 1912

D’ENFERT, Renaud, FROISSART PEZONE, Rossella, LOEBEN, Ulrich, MARTIN, Sylvie, Histoire de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, 1766-1941, éditions de l’Ensad, 2004, 226 p.

FORTHUNY, Pascal, «Enquête sur l’art décoratif et sur la crise de l’apprentissage», Le Matin, 1er novembre 1910

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GAILLARD, Eugène,
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Décorateurs et Artisans. Union pour le relèvement de nos Arts appliqués. Lettre ouverte à Monsieur Émile Vernier, Ciséleur-Médailleur, Président de la Société des Artistes-Décorateurs, Paris, Imp. P. Collemant, s.d. [1906], XII p.
Décorateurs et Artisans. Union pour le relèvement de nos Arts appliqués. Allocution au Banquet de la Société des Artistes-Décorateurs, 22 décembre 1906, Paris, Imp. P. Collemant, s.d. [1907], XIV p.
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La belle maison. Principes et lois esthétiques pour aménager, meubler et orner sa demeure, Lyon, J. Deprelle et M. Camus, 1924, 243 p.


Après des études à l’École du Louvre et à l’Université Paris IV-Sorbonne, Rossella Froissart a soutenu sa thèse de doctorat à l’Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand, sur l’Art dans Tout (1896-1901). Elle y étudie les questions liées à la réévaluation des arts «mineurs» au XIXe siècle, à la reconnaissance du statut de l’artiste décorateur et à l’émergence d’une idée sociale du rôle de celui-ci. Sa thèse a été publiée par les éditions du CNRS, en 2004.
Rossella Froissart a été chargée par la DAP d’une mission de recherche qui a contribué à la reconstitution de l’histoire de l’École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris. Elle a contribué, au sein de l’Institut National d’Histoire de l’Art, à l’élaboration du dictionnaire des historiens de l’art français pour la partie concernant les arts décoratifs.
Elle vient d’être nommée Maître de conférences d’Histoire de l’art contemporain à l’Université d’Aix-Marseille I.

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