n° 12-2 | Qu’est-ce que l’art social ? | Christophe Prochasson

Au milieu du XIXe siècle, la réaction contre le spiritualisme est un prélude à la lutte qui va s’engager contre un art pour l’art autonome et débarrassé de toute responsabilité sociale. Un certain nombre de penseurs ouvrent alors la voie en s’attaquant à cette vision du monde éthérée, mensongère et bêtement consolatrice, montrant que le ciel de Platon ou de Bossuet n’était qu’un piètre refuge alors qu’il fallait affronter le réel. Dans ses Philosophes classiques du XIXe siècle (1857), Taine appelait à reprendre la tradition réaliste et à se placer sur le terrain des faits et de la science.
On sait à quel point le retour au réel fut mal accueilli par la critique qui dénonça son hideux matérialisme et son obsession du mal. N’ayant plus d’au-delà, ce réalisme pouvait être le plus dur possible, le plus objectif et le plus opposé à toute esthétique moralisatrice. Derrière sa détestation se profilait une critique de l’Allemagne qui, à partir de 1870, combattrait pied à pied ce qui avait fait le charme d’une nation, relayé par Madame de Staël (De l’Allemagne, 1814). L’union libérale des voisins (préfiguration de l’Europe), tant voulue par les Renan et Taine, fut alors enterrée au profit d’un retour à la France blessée dans son orgueil et préparant sa revanche.
Si un pan de l’intelligence française se replia sur le désenchantement, l’autre se consacra de toutes ses forces à la reconstruction et c’est dans le sillage de cette renaissance que prospéra l’idée d’un art lié à la vie sociale et à la morale au point de pouvoir changer le vieux monde. Les débats firent rage entre 1889 et 1914, autour de l’art social dont Catherine Méneux montre qu’il ne peut nier complètement l’autonomie et la liberté d’action acquises des artistes modernes. Dans cette société industrielle en pleine redéfinition de son cadre économique, politique, religieux, l’art était l’un des objets symboliques investi par de nombreux acteurs pour inventer une société plus juste, où chacun aurait accès à la culture, à la beauté, à l’harmonie, aussi bien dans l’intimité que sur la place publique. Nous retrouvons ainsi les prémisses saint-simoniennes, la philosophie de Taine ou le rationalisme de Viollet-le-Duc auxquels s’ajoutent les élans anarchistes et, venus de l’extérieur, l’efficacité des modèles anglais (avec Morris surtout) et belge.
Christophe Prochasson insiste sur le caractère exceptionnel de ce tournant du siècle, un « moment » dans l’histoire où il semblait possible d’accorder l’art, la politique et la science. Il sait bien les contradictions inhérentes aux espoirs de voir l’art réconcilié avec le peuple quand celui-ci fait peur par sa masse et par ce qu’il suppose d’absence de « bon » goût. S’y ajoutent la faiblesse du nombre de réalisations puis le gong funèbre de la Grande guerre.
La défense d’un art moderne français fut évidemment enrayée par le conflit mondial mais resurgira dans les années 1920-1930, selon des modalités nouvelles et une volonté étatique plus nette dont les effets se font surtout sentir à l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937. Après les combats pour l’art social, les luttes intestines des anarchistes qui avaient défendu la modernité au détriment de l’éternel miséreux prôné par leur théoricien Kropotkine, avec Picasso qui s’imposait comme l’artiste capable de lier la liberté individuelle moderne et l’histoire, Robert Delaunay pouvait crânement annoncer en 1935 : « Moi, artiste, moi, manuel, je fais la révolution dans les murs ».

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 21 septembre 2006

Ni doctrine,
ni école,
ni mouvement

Christophe Prochasson

Il n’est pas facile d’aborder la question de « l’art social ». Plus que face à d’autres notions dont l’histoire de l’art ou l’histoire culturelle font un usage courant, on bute sur la définition. A-t-on affaire à une « école », à un « mouvement », à une « sensibilité », ou bien encore, comme le suggère discrètement Catherine Méneux, à un « moment », au sens où l’entend parfois l’histoire des idées ? Cette voie est sans doute la plus appropriée pour comprendre ce que fut cette tentative d’accorder art, politique et science au tournant des deux derniers siècles.
Si « l’art social » est discuté au sein de groupes ou de revues, s’il est l’objet d’enquêtes, de colloques et de congrès, si de fortes personnalités, comme le critique Roger Marx, s’en font les ardents prosélytes, on serait bien en peine de lui assigner les contours d’une doctrine esthétique bien assise. « L’art social » n’est ni une doctrine, ni une école, ni même un mouvement. Il est davantage une question que des artistes posèrent à leur temps – cette quarantaine d’années qui sépare l’installation de la IIIème République du déclenchement de la Grande Guerre – et que les hommes de ce temps, hommes politiques, critiques et intellectuels, publicistes et militants syndicaux ou politiques, posèrent, en retour, aux artistes.
On comprend sans mal que parmi les « nombreuses problématiques » auxquelles renvoie l’examen historique de l’art social, celles de la modernité et de l’utilité se comptent parmi les toute premières. Catherine Méneux cite le manifeste de l’Union des arts modernes, certes au terme dépassé de cette brève histoire (1934), qui en fait foi : « l’art moderne, peut-on y lire, est un art véritablement social ». L’art contemporain doit être utile à la vie de ceux qui le contemplent ou, pour mieux dire, s’y trouvent immergés. On peut sans doute trouver les traces de telles conceptions dès le début du XIXème siècle, notamment sous la plume de ceux qu’il est convenu d’appeler les « premiers socialistes ». Mais un tout autre contexte encadre ces premières propositions : après la Révolution française, un monde était alors à reconstruire. A l’autre extrémité du siècle, l’art social répond à de tout autres inquiétudes comme à de tout autres espérances.
De l’intervention de Catherine Méneux, je retiendrai deux aspects qui proposent une interprétation à nouveaux frais de l’art social. Elle met d’abord en évidence le lien qui unit les propositions formulées autour de « l’art social » avec celles qui émanent de ce que Christian Topalov a appelé la « nébuleuse réformatrice » : même souci de moderniser la société en la réformant selon les lois mises au jour par la science et dans le cadre d’une démocratisation initiée par le nouveau régime républicain. Les réseaux sont d’ailleurs communs : les mêmes hommes circulent dans les revues, les congrès ou les institutions culturelles, comme les Universités populaires des années 1890, qui traitent d’art social ou de sciences sociales, l’un et les autres mis au service d’une réforme sociale apaisée et rationnelle, tout à la fois belle et utile.

Oscar Roty, Pièce d’un franc avec « La Semeuse »

Voici pourquoi l’art social ne se présente pas comme une doctrine esthétique nouvelle ni même comme un mouvement cohérent à la recherche d’un Beau essentialisé. Il est une quête perpétuelle, arc-boutée sur les coordonnées sociales de son temps auquel il tente de donner une enveloppe nouvelle et adaptée aux besoins du plus grand nombre. Les auteurs qui s’en font les défenseurs privilégient ainsi normalement les formes d’art les plus publiques : l’architecture et le théâtre, l’affiche et la bimbloterie du quotidien qui envahit les intérieurs, comme les « objets minuscules », timbres ou pièces de monnaie, si courants qu’ils semblent devenus invisibles et auxquels Roger Marx, sans doute la plus grande figure de l’art social, prête un intérêt appuyé dans son ouvrage de 1913. Rien n’est méprisable de ce qui peuple la vie de chaque jour des plus modestes. D’une imprégnation régulière du beau, par le truchement de ces objets ou de ces meubles qui composent les horizons des hommes sans qualité, découlera, espère-t-on, une élévation de l’âme, une éducation du goût, aux immenses conséquences pour la civilisation. Les plus socialistes de ces paris espèrent même une révolution tout à la fois morale, esthétique et sociale.

Henri Sauvage et Charles Sarazin, Immeuble au 7 rue Trétaigne, Paris (18e), 1903, pour la Société hygiénique des Logements à Bon Marché

Le deuxième éclairage apporté par la contribution de Catherine Méneux met en lumière la réaction que constituent les différentes versions de l’art social contre l’invasion préoccupante de la culture de masse. Cette réaction n’est d’ailleurs pas sans comporter des dimensions « réactionnaires » ou, si l’on préfère, « traditionnelles » et anti-modernistes, en contradiction donc avec les tendances modernisatrices signalées plus haut et qui portaient bien des théoriciens et créateurs à pactiser avec l’industrie moderne ou à rechercher les formes et les matériaux les plus contemporains. Cette contradiction complique sérieusement les analyses de l’art social. Elle est d’ailleurs déjà présente chez l’un des grands référents du mouvement qu’est, ainsi que le rappelle Catherine Méneux, William Morris, grand admirateur du Moyen Age et théoricien d’un beau utile, contre les prétentions de l’art pour l’art.
Jean Lahor, exemple évoqué par Catherine Méneux, ne faisait pas mystère de son effroi pour la « marée montante de la démocratie » et pour les « foules sans goût ». Il y a d’évidence dans l’art social une volonté de se prémunir contre la laideur du monde moderne qui avilit. Mais cette critique est finalement rarement conservatrice. Elle oppose une démocratie qui abaisse, par paresse et abandon, livrant aux industriels et commerçants l’esthétique du monde, à une démocratie qui élève. Celle-ci fixe la première place aux artistes en les invitant à entendre les messages de la civilisation contemporaine dans laquelle l’industrie et la technique ont pris tant d’importance. Il est possible de créer, comme le fit, dans ses « ateliers modernes », Francis Jourdain, le fils de l’architecte Frantz Jourdain, des meubles modernes qui ne soient pas des répliques plus ou moins avouées du style Louis XV. Frantz avait, quant à lui, bataillé contre les pastiches architecturaux qui encombraient les paysages urbains de son temps et qui semblaient trahir l’épuisement de l’inspiration des architectes contemporains.

Pierre Puvis de Chavannes, Inter Artes et Naturam, 1890, 295 x 830 cm, Rouen, musée des beaux-arts

Sur quelles réalisations débouchèrent ces belles propositions pleines d’un optimisme esthétique et social qui tranchait singulièrement avec le lancinant désespoir du décadentisme fin de siècle ? Catherine Méneux n’a pas tort de relever « une absence cruciale d’application », à quelques exceptions notables près, il est vrai, comme dans le cas de Francis Jourdain, voire d’entreprises collectives comme celle de Louis Lumet ou peut-être ce qui se fit aussi dans le cadre des Universités populaires, mais brièvement puisque le mouvement des UP s’effondra progressivement dès les années 1902-1903. On ne peut manquer non plus d’être frappé par les choix esthétiques concrets opérés par les « théoriciens » de l’art social, si tant est que ce terme, comme nous l’avons montré, soit adéquat à un « moment intellectuel » aussi hétérogène. Ces modernes se rallient ainsi à des formes contemporaines que l’histoire de l’art n’a en général pas retenu dans les classeurs de la modernité, moins encore dans ceux de l’avant-gardisme. Ce qui ne signifie pas bien sûr que ces productions n’aient pas fait figures de modernité en leur époque. On peut ainsi s’étonner de voir Puvis de Chavannes placé au rang des grands annonciateurs d’un art nouveau, en raison du caractère décoratif de ses œuvres et des lieux publics où elles s’exposaient, souvent grâce à des commandes publiques qui lui conféraient ainsi une dimension sociale. Le conservateur Puvis fut ainsi portée aux nues par des artistes et des écrivains progressistes voire des hommes politiques de gauche ou d’extrême gauche comme Jean Jaurès. De ce paradoxe, Catherine Méneux suggère une explication à laquelle on peut souscrire : ces choix s’opérèrent en quelque sorte faute de mieux. L’art social s’adossa à l’art nouveau parce que celui-ci semblait le moins éloigné de quelques-unes de ses propositions, bien qu’il s’en séparât aussi parfois.

Jules Chéret, « Allégorie » pour le Nouveau-Paris. Paru dans : La Critique, février 1904

Faut-il pour autant parler d’échec ? Nous actionnons avec ce terme un mode d’évaluation qui n’est peut-être pas le plus historique ni le plus pertinent. D’abord parce qu’il n’est pas certain que les artisans plus ou moins théoriques de l’art social, sous toutes ses formes, aient vécu cette aventure intellectuelle et artistique comme un « échec ». Ensuite parce que la guerre de 14 est l’une des grandes responsable de l’effondrement de ces projections sur l’avenir (songeons, par exemple, au projet d’exposition internationale des arts décoratifs modernes pour l’année 1916 contenu dans le rapport Roblin de 1912 et qui ne put donc avoir lieu). Il y eut enfin beaucoup de réalisations : de nombreuses et riches réflexions distillées dans les revues intellectuelles mais aussi des entreprises originales comme le Théâtre civique ou le Théâtre du Peuple inauguré par Maurice Pottecher en 1895. On pourrait aussi évoquer les éphémères associations qui naquirent : Art pour tous, Société internationale d’Art populaire et d’hygiène créé par Jean Cazalis et où se rencontrent les aspirations propres à « l’art social » et celles que l’on trouve exprimées dans la « nébuleuse réformatrice ». Le bilan est peut-être moins « médiocre » que le laisse entendre, de façon si pessimiste, Catherine Méneux dans son excellente présentation.


Bibliographie

L’Ecole de Nancy, 1889-1909. Art nouveau et industries d’art, Catalogue publié à l’occasion de l’exposition L’Ecole de Nancy, 1889-1909, organisée par la ville de Nancy, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1999.

François Loyer (dir.), L’Ecole de Nancy et les arts décoratifs en Europe, Metz, éditions Serpenoise, 2000.

Lucien Mercier, Les Universités populaires : 1899-1914. Education populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, les éditions ouvrières, 1986.

Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, « Les congrès lieux de l’échange intellectuel. 1850-1914 », 7, 1989.

Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, « Art et société », 21, 2003.

Christophe Prochasson, Les intellectuels et le socialisme, XIXème-XXème siècle, Paris, Plon, 1997.

Madeleine Rebérioux, « De l’art industriel à l’art social : Jean Jaurès et Roger Marx », La Gazette des Beaux-Arts, février 1988.

Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 1999.


Christophe Prochasson est historien. Il est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la France contemporaine, il a publié de nombreux travaux consacrés à l’histoire des intellectuels, du socialisme et de la culture fin-de-siècle. Il est aussi spécialiste de l’histoire de la Première guerre mondiale. Parmi ses derniers ouvrages : Dictionnaire critique de la République (co-dirigé avec Vincent Duclert, Flammarion, 2002), Vrai et Faux dans la Grande Guerre (co-dirigé avec Anne Rasmussen, La Découverte, 2004), Paris 1900. Essai d’histoire culturelle (Calmann-Lévy, 1999), Saint-Simon ou l’anti-Marx (Perrin, 2005). Il achève la préparation d’un essai historiographique : L’histoire à l’estomac. Politique, Émotion, Histoire.


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