n° 17-2 | Appropriations | Rémi Labrusse

« Les guerres de races vont peut-être recommencer. On verra, avant un siècle, plusieurs millions d’hommes s’entretuer en une séance. Tout l’Orient contre toute l’Europe, l’ancien monde contre le nouveau ! Pourquoi pas ? Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n’avons pas idée. »
Dans sa Correspondance, Gustave Flaubert n’échappait pas aux frayeurs médusées de son temps avide à la fois d’exotisme et de passions politiques hantées par le déclin de l’Occident. On compte à présent les penseurs, écrivains, artistes, qui nous ont inconsciemment donné les verges pour les punir et se punir tout autant d’un héritage atrocement encombrant. Évidemment, le débat ne finira pas de sitôt autour du nouveau Quai Branly et dans aucun musée puisque l’on sait désormais que tout lieu engage une mise en ordre du monde — sauf peut-être encore en ces temples de la culture où l’on voudrait continuer à ne pas se poser le problème de la traduction dans les faits de conceptions explicites et implicites du monde — au nom du culte de l’art.
Tzvetan Todorov a dit mieux que personne combien l’histoire du discours sur l’autre est accablante et que « de tous temps les hommes ont cru qu’ils étaient mieux que leurs voisins ; seules ont changé les tares qu’ils imputaient à ceux-ci. » S’il rend hommage dans sa préface au livre fondateur d’Edward Saïd sur l’orientalisme, c’est qu’il sent la nécessité de raconter enfin les destins croisés du pouvoir et du savoir.
Parce que nous savons à présent que Napoléon a lu les orientalistes avant d’occuper l’Égypte et comme « l’un des résultats les plus palpables de cette invasion est un immense travail philologique et descriptif », le trouble viendra toujours du discours sur les autres. Parce que le maître du discours sera le maître tout court : que l’on parle en bien ou en mal de l’autre, le désigner même est violence.
À travers leurs études respectives, leurs livres et leurs catalogues d’expositions, le mérite de Rémi Labrusse et de Benoît de l’Estoile ne vient pas seulement d’une riche érudition mais de leur réflexion nouvelle qui invite à se poser autrement la question du lien entre goût, savoir et pouvoir. Chacun à leur façon, ils rappellent de quelle manière esthète ou scientifique, peut s’organiser, s’instrumentaliser et finalement se dégrader la connaissance, n’importe quelle connaissance, n’importe où et n’importe quand, hier, aujourd’hui, demain.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 11 octobre 2007

Carreau de revêtement à fragment de lettre, rosette et feuille saz, Turquie, « Iznik », vers 1575, céramique engobée, décor peint sous glaçure, H. 20 ; L. 24 cm environ, Paris, Musée des Arts décoratifs (dépôt au département des Arts de l’Islam du musée du Louvre), achat à Alexis Sorlin-Dorigny, 14 février 1890.

1. « Arts de l’Islam » : cette expression a aujourd’hui acquis une légitimité que n’affectent qu’à la marge les critiques contestant sa prétention à circonscrire les productions d’aires culturelles qui s’étendent de l’Andalousie à l’Indonésie, de l’Asie centrale au Mali. La distinction entre Islam et islam permet d’insister sur le dépassement du point de vue religieux pour désigner des objets dont l’unité esthétique a été progressivement identifiée par le regard occidental, en fonction de ses propres besoins, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. A des caractérisations génériques, comme celle d’art « oriental », historicistes, comme celle d’art « sarrasin » (avec ses connotations médiévales), ou surtout ethno-raciales, comme celles d’art « arabe », « mauresque », « persan », etc., s’est alors substitué le vocable d’art « musulman », lequel, en dépit des critiques sur ses connotations trop religieuses (qui le feront plus tard céder le pas devant le terme d’Islam, pour un contenu identique), visait avant tout à mettre au premier plan la pure esthétique.

2. Pure ? Moins, assurément, que ne le rêvaient ses principaux zélateurs. Si un tel regard a pu fleurir en Europe, dans les dernières décennies du XIXe siècle, c’est d’abord par le fait d’un mouvement sans précédent de désagrégation des sociétés « musulmanes », du Maroc à l’Inde, sous les coups de l’expansion coloniale ou para-coloniale des puissances industrielles occidentales.

Le goût pour les arts de l’Islam constitue, de ce point de vue, une des multiples strates du discours dont, sous le terme générique d’orientalisme, Edward Said a analysé les ressorts politiques : l’afflux exceptionnel d’objets en provenance de ces autres rives, tirant en partie leur aura de leur statut de fragments, a grandement facilité le développement d’interprétations « purement » esthétiques sur le langage de l’ornement « musulman », interprétations contrôlées par des amateurs occidentaux qui, le plus souvent, ne se souciaient pas de relier leur vision à un savoir linguistique ou historique approfondi.

Le salon « oriental » d’Albert Goupil, 9, rue Chaptal à Paris, avant 1888 (Catalogue des objets d’art de l’Orient et de l’Occident, tableaux, dessins composant la collection de feu M. Albert Goupil, Paris, Drouot, Mes Escribe et Paul Chevalier, Exp. Charles Mannheim, Imprimerie de l’art, 23-27 avril 1888).

Dans leur majorité, ces amateurs partageaient les convictions communes de leur temps : l’idée, notamment, que les cultures de l’Islam, considérées en bloc, appartenaient au passé, de préférence médiéval, et que leur faiblesse présente les condamnait à une décadence accélérée, jusqu’à l’anéantissement. Quant au lien entre esthétique et pouvoir politico-économique, il apparaît à tout moment, qu’il s’agisse de donner aux manufactures occidentales des modèles pour concevoir des productions aptes à être exportées en « Orient », de stimuler les industries indigènes lorsque les pays concernés ont été transformés en colonies, ou, plus généralement, de pénétrer « l’esprit » de ces sociétés afin de mieux les contrôler, face aux autres puissances coloniales.

3. Pour autant, il ne convient pas d’en déduire que le goût pour les arts de l’Islam n’a pas eu, en tant que tel, des significations spécifiques. Le réseau d’amateurs privés qui l’ont promu tirait volontiers gloire de sa singularité, par rapport aux diverses manifestations de l’orientalisme : non seulement ils se préoccupaient peu de science « orientaliste », mais surtout, sur un plan esthétique, ils se donnaient pour tâche de restituer à cet art sa vérité contre les errements douceâtres de ceux que Viollet-le-Duc nommait en 1874 les « partisans de la fantaisie en tout ».

De ces derniers, il s’agissait de « briser la chère idole », en révélant la mâle rationalité du langage décoratif de l’Islam contre sa supposée féerie féminine, en soulignant sa rigueur abstraite plutôt que sa sensualité débridée.

La salle centrale de l’Exposition d’art musulman dans la nouvelle médersa d’Alger (M. Petit arch.), avril 1905.

Institutionnellement, ce mouvement a été relayé par les musées des arts décoratifs, jeunes institutions qui, fleurissant au cours des années 1860 dans le sillage du South Kensington Museum de Londres, ont dû trouver leur identité par rapport aux musées des beaux-arts et aux musées d’ethnographie. Les arts orientaux en général et de l’Islam en particulier ont constitué un des vecteurs les plus efficaces de cette construction identitaire : c’est dans les enceintes des musées des arts décoratifs, au premier chef, que ce champ s’est constitué, que ces objets ont conquis, au-delà de leur statut documentaire, une autonomie artistique désormais offerte en modèle aux créateurs occidentaux.

4. S’il est un aspect, en effet, par quoi ce mouvement se distingue du discours orientaliste, c’est la volonté presque obsessionnelle que l’Islam soit réinstitué en sujet actif, maître en apprentissage d’une rigueur rationnelle de la forme, lui qui, à la différence de l’Extrême-Orient, semblait avoir dès la période médiévale enseigné à l’Occident les prestiges de la grande forme ornementale. Plus que cela, même, car, bien souvent, les données formelles, abordées gravement, venaient nourrir des considérations esthético-morales sur leur articulation avec la vie sociale. Pour ces trois raisons – isolement de l’Islam au sein de la référence générique à l’Orient, sensibilité aux liens entre art et civilisation, enfin et surtout institution de la forme islamique en sujet à imiter et non en objet à contrôler –, il est permis de parler d’islamophilie, fondée sur l’intuition affective plus que sur le savoir mais distincte des rêveries de l’orientalisme : passion agissante dans la valorisation d’un message décoratif qui, tout transformé qu’il fut ainsi par nos désirs, tout enserré dans nos besoins, fut associé par un réseau d’amateurs, de théoriciens et de praticiens des arts décoratifs au vaste espoir d’une renaissance « orientale » de leur société.

Albert Racinet, « Persan. Faïences émaillées et vernissées. La famille bleue, verte et blanche » [sic, pour un ensemble de céramiques ottomanes], dans L’Ornement polychrome. Deuxième série. Cent vingt planches en couleur, or et argent. Art ancien et asiatique, Moyen-Âge, Renaissance, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Recueil historique et pratique avec des notices explicatives, Paris, Firmin-Didot, s. d. [1885-1888], pl. 29.

5. Encore faut-il préciser que cet élan aux résonances utopiques entendait dépasser les particularismes culturels, à fondements historiques ou, a fortiori, ethno-raciaux, au profit d’un universalisme dont la première incidence était l’occultation des interprétations religieuses. Ces islamophiles, du moins en France, dans les milieux gravitant autour de l’Union centrale des arts décoratifs et de son musée, étaient souvent marqués par des inclinations laïques, républicaines, sur la foi desquelles ils ont promu une lecture profane de l’ornement islamique, admirable à proportion du fait qu’il eût été détachable de sa culture d’origine. D’où l’impact relativement faible des clichés racialistes, certes répétés à l’envi, mais rarement pour constituer des moteurs d’interprétation. Quant à la dimension historique, elle a surtout été revendiquée pour contrebalancer la précarité pathétique d’objets affectés par l’usure due à l’usage et de surcroît promis à une disparition accélérée par le déploiement de la modernité : ce qui n’a fait qu’aiguiser la contradiction entre désir d’histoire et, malgré tout, rejet de l’histoire, face à un corpus dont la grandeur, aux yeux de ses défenseurs, était fondée sur le caractère anhistorique de sa grammaire formelle. Seul cet ultime désenchaînement eût permis à la leçon esthétique de l’Islam de libérer à son tour l’Occident du poids vertigineux de la mémoire, de réanimer son présent en dissipant le spectre des imitations où l’éclectisme du XIXe siècle, pensait-on, s’était durablement perdu.

6. Voici en effet à quoi se relient au plus profond le goût islamophile et les collections qui le reflétèrent, conçues pour agir sur la conscience décorative occidentale et pour l’infléchir : un spectre. Non seulement celui d’un Occident condamné à la copie, privé de la libre vie du présent par le poids proliférant de passés et d’ailleurs sans nombre ; mais celui, à un niveau plus fondamental, d’une dégénérescence de notre être-au-monde, paradoxalement mesurée à l’aune de sa puissance de destruction des autres cultures. De toutes parts – c’est-à-dire au-delà du cercle des « anti-modernes », pour reprendre une expression dont le dualisme est en l’espèce inopérant –, on s’émouvait alors de la montée d’une « laideur » propagée par l’Occident comme une lèpre au-delà de ses propres rives, symptôme d’une « dégradation de la conscience morale », comme l’écrivait Richard Redgrave à Londres, en 1876. Ce qui semblait fermenter, dans la masse des productions techno-industrielles, c’était l’oubli de la tâche fondamentale du travail artistique : transformer une pratique finie de la matière en épreuve infinie de la vie.

Adalbert de Beaumont et Eugène Collinot, «Combinaison de lignes géométriques à l’aide desquelles il est facile d’obtenir des dessins complets, se modifiant à l’infini, en variant les couleurs », dans Encyclopédie des arts décoratifs de l’Orient. Ornements de la Perse, Paris, 1880, pl. 1.

7. Autrement dit, la pulsion d’appropriation de l’Occident moderne, particulièrement évidente et violente à l’égard des arts de l’Islam, procède d’une conscience collective clivée, où se nourrissent les uns les autres des sentiments de supériorité et d’infériorité, de puissance et d’effondrement, de mélancolie et de militantisme révolutionnaire, de consentement au fait colonial et d’autocritique politico-culturelle. Jamais la contradiction ne s’est davantage aiguisée qu’en cette fin de XIXe siècle, entre la puissance globale de l’Occident, déployée sur le monde, et un sentiment de faiblesse qu’on peut identifier à ce que Rémi Brague a nommé la secondarité européenne : identité d’une culture fondée sur la quête sans fin d’origines à la fois antérieures et extérieures à elle et condamnée, ce faisant, à l’incessant exercice d’un questionnement sur soi – jusqu’au point où elle se rejoint comme rien d’autre que ce questionnement même. On est en droit de penser que cette infériorité structurelle, ce vertige de faiblesse logée au cœur de la surpuissance ont nourri d’un même mouvement, sous l’effet d’une accentuation des tensions, des actes de déprédation d’une ampleur inouïe, produits par une sorte d’hybris mélancolique, et une inquiétude critique d’intensité également inédite, à l’égard de cette propagation de la destruction, impliquant le démantèlement de sociétés entières et la mise en lambeaux de systèmes esthétiques et culturels, dans les vitrines des musées et des collectionneurs. A l’intérieur de ce conflit ont pris corps le désir panique de se laisser transformer par un message décoratif qui tirait son aura instauratrice de la perception de son altérité et, aussi bien, le désir de convertir une telle altérité en universel, comme pour rédimer le sentiment fébrile – d’autant plus fébrile qu’il paraissait paradoxal – de notre précarité historique.

8. Rien de bien différent aujourd’hui où, selon l’expression d’Edward Said, « l’apesanteur presque décorative de l’histoire » propre au consumérisme postmoderne s’entrelace à une conscience critique plus exacerbée que jamais. Sur un point, cependant, le combat islamophile du XIXe siècle appartient au passé : celui d’une réinvention de la conscience européenne, au croisement de la vie sociale et de la vie intérieure, par la conquête d’un nouvel équilibre de la forme décorative – horizon utopique dont le reflux a aujourd’hui rendu les arts de l’Islam soit aux projections toujours bien vivantes des fantasmes orientalistes soit à l’exercice délicat de la connaissance savante, dans le cercle clos des musées : en France, le Louvre ou le musée du quai Branly, mais plus celui des Arts décoratifs.


Bibliographie

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Purs Décors ? Arts de l’Islam, regards du XIXe siècle, éd. Rémi Labrusse, Paris, Les Arts Décoratifs et Musée du Louvre, 2007.


Rémi Labrusse est professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Picardie. Il a dirigé le catalogue de l’exposition Purs décors ? Arts de l’Islam, regards du XIXe siècle présentée à Paris, au musée des Arts décoratifs, à l’automne 2007. Il a également publié de nombreux textes sur l’histoire de l’art du XXe siècle, dont : Matisse. La condition de l’image, Gallimard, 1999 et Miro. Un feu dans les ruines, Hazan, 2004.

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