n° 29-2 | Rome antique | Valérie Naas

Il faut remonter à l’Antiquité romaine pour étudier les relations naissantes entre l’art et la société où dominaient déjà les images. Valérie Naas nous offre une critique précieuse de l’Histoire naturelle de Pline, source principale sur l’art antique. Elle dévoile ainsi le rôle de l’art-butin de guerre pour les vainqueurs qui ramenèrent à Rome d’innombrables statues.
Alexandre Grandazzi montre avec force l’originalité du cadre de ces transferts et l’impact politique d’un art qui ne porte pas encore ce nom : les Romains s’accaparent les chefs-d’œuvre grecs mais surtout un modèle, volant au vaincu ses puissances et l’admirant au point d’imiter son style et d’en tirer une foule de copies. En imposant à cet art largement emprunté un nouveau contexte et de nouvelles figures édifiantes, les Romains lui confient un rôle d’unification de l’empire promis à la Roman way of life.

Laurence Bertrand Dorléac

Pline l'Ancien
et la réflexion sur l'art dans l'Antiquité

Valérie Naas

Pline l’Ancien et la redécouverte de l’art antique à la Renaissance

 

Le Laocoon, Musée Pio Clementino, Vatican., inv. 1059, 1064, 1067.

En 1506 fut découvert dans le sous-sol romain le Laocoon, un groupe sculpté qui représente un célèbre épisode de la guerre de Troie : le prêtre troyen et ses deux fils sont enserrés à mort par des serpents, que les dieux favorables aux Grecs leur envoient pour empêcher Laocoon de prévenir ses compatriotes contre le « cheval de Troie ».
Les humanistes de la Renaissance identifièrent immédiatement cette découverte archéologique majeure comme l’œuvre que célèbre Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle, XXXVI, 37 : « … le Laocoon, qui orne la demeure de l’empereur Titus, doit être mis au-dessus de tout ce qu’ont produit la peinture et la sculpture. Fait d’un seul bloc, ce groupe comprend Laocoon lui-même, ses enfants, les dragons aux merveilleux replis, et est dû, suivant un plan prévu, au travail des excellents artistes de Rhodes, Hagésandre, Polydore et Athénodore». Convoité par François Ier, le Laocoon fut acquis par le Pape Jules II, qui l’exposa dans son Cortile del Belvedere, aux côtés d’autres antiques fameux comme l’Apollon et le Torse du Belvédère. Le Laocoon a inspiré de nombreux artistes à travers les siècles, comme Rubens, El Greco, Zadkine, Etienne Bossut…

L’Apollon du Belvédère, Musée Pio Clementino, Vatican, inv. 1015.

La mise en relation des découvertes archéologiques avec le texte de Pline contribua largement au progrès de l’art à la Renaissance, comme en témoigne Vasari : « Ils (=les artistes) trouvèrent la solution quand ils virent déterrer certaines antiques des plus célèbres citées par Pline : le Laocoon, l’Hercule et le Torse du Belvédère, ainsi que Vénus, Cléopâtre, Apollon et beaucoup d’autres. Leur douceur et leur fierté, leurs membres bien arrondis, choisis parmi ce qu’il y a de plus beau dans la vie, leurs gestes contrôlés sans torsions forcées, leur grâce ravissante provoquèrent la disparition d’un certain style anguleux, âpre, coupant, dû à trop d’efforts ».
Mais, outre la création artistique, c’est aussi la réflexion sur l’art qui s’est appuyée sur la lecture de Pline : « Pline se trouvait sur la table de Winckelmann et ses schémas d’interprétation avaient déjà profondément influencé la littérature artistique de l’humanisme à partir de Ghiberti », écrit l’historien de l’art romain Salvatore Settis.

Pline l’Ancien, un haut fonctionnaire au service du savoir

Pline l’Ancien (23-79) est un haut fonctionnaire de l’empire romain, proche des empereurs flaviens, qui a rédigé des ouvrages de bilan dans différents domaines (histoire, art militaire, langue latine). Sa dernière œuvre, la seule conservée en totalité, est une encyclopédie de la nature, l’Histoire naturelle (Naturalis historia) en 37 livres, consacrés aux domaines suivants : le monde, l’homme, l’animal, les plantes, les remèdes tirés des substances animales et végétales, la minéralogie. Cette dernière partie contient des digressions sur l’histoire de l’art, traitée comme mise en valeur des matériaux existant dans la nature (métaux et pierres pour la sculpture, terres pour la peinture).

Nicolas Vleughels: Apelle peignant Campaspe, 1716, Musée du Louvre, inv. 8482.

L’histoire de l’art apparaît pour Pline comme un sujet marginal, et traité sans aucune continuité. Malgré cela, étant donné la perte des textes antérieurs, Pline constitue une source de première importance sur l’art antique, en particulier grec classique.
Il relate aussi quantité d’anecdotes relatives aux artistes, qui ont alimenté à la fois la production artistique (par exemple Zeuxis et les filles de Crotone, de F.-A. Vincent ; Apelle peignant Campaspe, de N. Vleughels…) et la perspective biographique qui a présidé à l’histoire de l’art jusqu’à Winckelmann (en particulier avec les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes italiens de Vasari, 1550).

La conception cyclique (biologique) de l’art et sa postérité

Pline a transmis le principal schéma de réflexion sur l’art dans l’Antiquité, appliqué à l’art par le bronzier et théoricien de l’art Xénocrate d’Athènes (qui connut son apogée vers 280 avant notre ère) : il s’agit d’un modèle cyclique, encore appelé biologique, selon lequel l’art suit la courbe du vivant, avec naissance, croissance, apogée, déclin et mort.
Ce schéma fut petit à petit repris à la Renaissance, notamment par Dante, Pétrarque, Boccace, Villani, Ghiberti, Alberti et Vasari (le modèle biologique est alors appliqué aux lettres comme à l’art). Au XVIIIe s., il fut également suivi par Winckelmann (« Une histoire de l’art doit remonter jusqu’à son origine, en suivre les progrès et les changements, jusqu’à sa décadence et sa fin ») et par celui qui poursuivit son œuvre, J.-B. Séroux d’Agincourt dans son Histoire de l’art par les monuments depuis sa décadence au 4e s. jusqu’à son renouvellement au 16e s.

François-André Vincent: Zeuxis et les filles de Crotone, 1789, Musée du Louvre, inv. 8453.

Selon Xénocrate, transmis par Pline, les progrès de l’art s’effectuent selon le critère de la mimésis, l’imitation de la réalité. Ainsi Pline définit-il les cinq meilleurs artistes comme les peintres Apollodore, Zeuxis, Parrhasios, Euphranor et Apelle et les sculpteurs Phidias, Polyclète, Myron, Pythagoras et Lysippe. L’apogée de l’art est atteinte par les artistes officiels d’Alexandre, Apelle et Lysippe. La mimésis fournit par ailleurs le sujet de nombreuses anecdotes rapportées par Pline, notamment dans le cadre de compétitions entre artistes sur le réalisme : ainsi « les chevaux d’Apelle » (XXXV, 95 : de vrais chevaux hennissent devant les chevaux peints par Apelle, et lui donnent ainsi la victoire sur ses rivaux) et « les raisins de Zeuxis et le rideau de Parrhasios » (XXXV, 66 : Zeuxis, ayant représenté des raisins, se glorifie de ce que des oiseaux viennent picorer le tableau, mais il reconnaît sa défaite lorsqu’il se trouve lui-même trompé par le rideau peint par son rival, qu’il a pris pour un vrai rideau cachant le tableau).

Spécificités romaines et moralisme

Pourtant, s’il traite essentiellement de l’art grec, Pline n’en présente pas moins une vue romaine. Comme dans toute son encyclopédie, sa perspective est centrée sur Rome, et son oeuvre s’avère un inventaire, du point de vue et au profit de l’Vrbs, de tout ce que contient et possède l’empire romain. Dans le domaine de l’art (comme du savoir en général), Pline s’efforce de noter les spécificités des pratiques romaines, Rome n’étant pas la simple imitatrice de la Grèce. Ainsi, pour les statues, « l’usage grec est de ne rien voiler, au contraire l’usage romain et militaire est de mettre une cuirasse aux statues » (XXXIV, 18). Son histoire de l’art est également marquée par un moralisme qui imprègne toute l’encyclopédie. Celui-ci se traduit par des jugements critiques sur l’attitude des empereurs face aux œuvres d’art : « De toutes les oeuvres que j’ai citées, les plus célèbres sont aujourd’hui à Rome, dédiées par l’empereur Vespasien dans le temple de la Paix et dans d’autres édifices qu’il a fait élever; ce sont les rapines de Néron qui les avait réunies à Rome où il les avait disposées dans les salons de sa Maison Dorée » (XXXIV, 84). Ou encore, cette anecdote sur l’Apoxyomène de Lysippe qui témoigne de l’attachement de la population aux œuvres : « Lysippe était très fécond et, comme nous l’avons dit, parmi tous les artistes c’est lui qui a fait le plus grand nombre d’œuvres ; entre autres l’Homme au strigile (Apoxyomène), que M. Agrippa dédia devant ses Thermes, et qui plaisait tant à l’empereur Tibère. Ne pouvant résister à la tentation, malgré l’empire qu’il avait sur lui-même au début de son règne, il le fit transporter dans sa chambre à coucher après lui avoir substitué une autre statue ; mais le peuple romain en éprouva un tel dépit qu’il réclama à grands cris au théâtre la restitution de l’Apoxyomène, et que l’empereur, malgré sa passion, le fit remettre en place »( XXXIV, 62).

Œuvres grecques et marché de l’art à Rome

Dans la perspective impérialiste qui est celle de la capitale de l’empire, Pline s’attache à relater le destin des œuvres entre le monde grec et Rome : celles-ci y furent massivement apportées par les généraux victorieux au titre du butin de la conquête (XXXIV, 34: Rome a pris Volsinies en 265 pour ses 2000 statues). Ce sont donc d’immenses collections privées et publiques qui ornent la ville de Rome, et que Pline recense soigneusement par lieux d’exposition et par artistes, surtout dans le livre XXXVI : Pline reprend là des listes officielles établies par l’administration romaine, qui témoignent d’une véritable muséographie à l’échelle de la ville.
Outre leur nature de butin, les œuvres font également l’objet d’achat, et Pline s’avère alors un témoin précieux sur le marché de l’art dans l’Antiquité. « Cydias, dont le tableau représentant les Argonautes fut acheté 144 000 sesterces par l’orateur Hortensius, qui lui fit construire une chapelle dans sa propriété de Tusculum » (XXXV, 130). Agrippa acheta un Ajax et une Vénus pour 1 200 000 sesterces aux habitants de Cyzique (XXXV, 26). A titre de comparaison, à Pompéi, 1 tunique valait 15 sesterces et 1 litre de vin 1 sesterce.
Insistant sur la contribution proprement romaine au développement de l’art, Pline rappelle (XXXV, 22-23) que le prix des oeuvres à Rome augmenta du fait de l’exposition, par des généraux vainqueurs, de tableaux représentant des scènes de leurs combats : ainsi Messala (consul en 263) le premier fit exposer dans la Curia Hostilia le tableau de sa victoire sur Carthage en Sicile. « L. Scipio, lui aussi, fit de même et présenta au Capitole le tableau de sa victoire asiatique. … L. Hostilius Mancinus : celui-ci, qui avait été le premier à mettre le pied dans Carthage, exposa en effet sur le forum une peinture reproduisant le plan de la cité et les phases du siège ; il était lui-même assis à côté et expliquait chaque détail à la foule des spectateurs, complaisance qui lui permit d’obtenir le consulat aux comices suivants ».

Conclusion

Pour résumer, Pline constitue notre source écrite principale sur l’art antique, en particulier grec classique. Ses informations sur les œuvres, les artistes et les schémas de réflexion sur l’art ont nourri la connaissance l’art antique, mais aussi la création artistique et la réflexion sur l’art à partir de la Renaissance. Mais loin d’être un témoin impartial ou un simple relais vers des œuvres et textes perdus (comme on l’a très longtemps pensé), Pline situe ses passages sur l’histoire de l’art dans la perspective générale de l’Histoire naturelle, centrée sur Rome et marquée par l’impérialisme et le moralisme. C’est là l’apport et l’orientation majeurs de la critique plinienne actuelle.


bibliographie

Edition du texte : Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France (G. Budé).
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Les « Vies » d’artistes, actes du colloque du Louvre, 1-2 oct. 1993, Louvre, Ensb-a, 1996.


Valérie Naas ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégée de Lettres classiques, docteur ès Lettres, est actuellement Maître de conférences de langue et littérature latines à l’Université de Paris IV- Sorbonne. Ses recherches portent sur l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, en particulier l’histoire de l’art et l’histoire des savoirs et techniques. C’est en effet l’encyclopédiste romain du 1er s. de notre ère qui constitue la principale source écrite sur l’histoire de l’art antique. Valérie Naas a publié Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien (Rome, Collection de l’école française de Rome, 2002), édité En-deçà et au-delà de la « ratio » (Lille, Collection UL3, 2004), et co-édité Couleurs et matières dans l’Antiquité, textes, techniques et pratiques (Paris, Editions rue d’Ulm, 2006). Sur ces sujets, elle est également l’auteur de plusieurs articles (voir http://www.paris-sorbonne.fr/fr/spip.php?article8483) et communications (notamment à l’INHA et à l’Ecole du Louvre).

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