n° 39 | La passion philosophique comme passion égalitaire au siècle des Lumières | Stéphane Van Damme

Stéphane Van Damme que nous admirons pour ses travaux sur le siècle des Lumières relit pour nous Tocqueville qui se méfiait de l’égalité au nom de son amour de la liberté individuelle. Il nous permet de comprendre en quoi, entre les révolutions scientifiques du XVIIe et du XIXe siècles,  les positions en matière d’égalité ont été préparées dans le monde savant avant d’être activées dans le champ politique. Il resitue l’égalité dans un réseau de normes et de pratiques et la voit manifeste, jusque dans les représentations de la nature.

Laurence Bertrand Dorléac

La passion philosophique comme passion égalitaire au siècle des Lumières

Stéphane Van Damme

Dans le chapitre VI de son livre De la Démocratie en Amérique (tome 1, partie 2), Tocqueville soulève une contradiction majeure entre valeur démocratique et égalitaire et valeur aristocratique. Il donne comme exemple d’incarnation de ces valeurs, le monde de l’art et des sciences caractérisé par les « vertus héroïques » du « génie », la volonté de « laisser une trace immense dans l’histoire ». Il entérine de ce fait le contraste entre « activité intellectuelle et morale » et « vie matérielle » et justifie le choix de notre site d’observation pour comprendre la passion égalitaire au seuil de la modernité. L’émergence d’une société démocratique contrarierait l’essor de la Révolution scientifique.

Le second point qui apparaît dans cette citation est l’articulation entre sciences, arts et passions. Loin de la raison froide et calculée, les passions savantes pourtant pas moins chaudes et exaltées que les « passions égalitaires » portées par l’aveuglement et la fureur écrit-il plus loin, seraient aux antipodes de cette « société prospère » aux « habitudes paisibles ». Dans cette interprétation, l’éthique du travail intellectuel (ce que l’on appelait jadis les vertus intellectuelles) reste attachée à cette grammaire sociale et serait par essence inégalitaire et distinctive. Pour Tocqueville, il faut restaurer ainsi dans les sociétés modernes une dose d’aristocratisme, en stimulant des « personnes aristocratiques »[ref]Jean-Fabien Spitz, L’amour de l’égalité. Essai sur la critique de l’égalitarisme républicain en France, 1770-1830, Paris, Vrin-EHESS, 2000, p. 17. [/ref].

On retrouve ici certaines des tensions de la pensée de Tocqueville tiraillée entre une nostalgie de l’Ancien Régime et de sa grammaire sociale fondée sur la passion, la grandeur et l’admiration pour l’émergence dans le sillage des Révolutions atlantiques d’une société civile. Tocqueville fait écho aux Réflexions philosophiques sur l’égalité de Jacques Necker, publiées à la fin de 1793, où le financier condamnait le « système exagéré d’égalité parfaite », et stigmatisait les « nouveaux philosophes » qui avaient pensé ces principes. Comme l’explique Jean-Fabien Spitz, « Tocqueville définit en effet l’amour de l’égalité conjointement comme une conséquence inéluctable de l’égalisation des statuts et comme un danger pour la liberté individuelle »[ref]Ibid., p. 16. [/ref]. L’histoire des idées, la philosophie politique comme on le verra, a repris une réflexion sur cette question de « l’amour de l’égalité » (Jean-Fabien Spitz) ou des « emblèmes de la raison » (Starobinski) en l’enracinant dans une conjoncture révolutionnaire. Dès lors on se demandera comment les différentes positions qui s’expriment au XVIIIe siècle ont pu être préparées, élaborées et construites dans le monde savant.

Au-delà de cette généalogie conceptuelle, il faut essayer de voir comment la question de l’égalité devient plus largement un problème pratique, scientifique, avant de se transformer en problème politique et en cause dans le monde savant. En faisant retour sur les passions savantes ou philosophiques entre les deux Révolutions scientifiques, celle du XVIIe et celle du XIXe siècle, il semble intéressant de montrer dans quelle mesure le monde intellectuel a pu constituer un laboratoire de réflexions et de pratiques pour penser à nouveau frais l’égalité, de manière à situer l’interprétation de Tocqueville dans un éventail plus large de propositions. La position exprimée par Tocqueville est en effet à la fois tardive et située. Tardive car la topique du génie mit du temps à s’imposer dans le monde savant. Située, car cette représentation qui renvoie aux valeurs de l’héroïsme et de la grandeur émerge seulement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Nous nous attacherons au contraire, dans cet exposé, à situer l’égalité dans un réseau sémantique de normes et de pratiques. Nous nous attacherons aussi à prendre au sérieux l’expression de « passion égalitaire » en essayant de contextualiser le registre de la passion.

Une communauté d’égaux ? Les amateurs de l’égalité

Dans un premier temps, nous envisagerons les mondes savants comme un monde social pour y voir quelle place y tient l’idéal et la pratique égalitaire, pour faire émerger les tensions et contradictions d’un monde fondé à la fois sur la cooptation et sur la distinction. Dans quelle mesure la communauté savante se pense-t-elle comme une communauté d’égaux ? Comment fonder d’abord une égalité entre les savants ?

Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses études sur la sociabilité savante ou sur le travail intellectuel mettent en scène cette opposition. Plusieurs débats historiographiques ont insisté sur cette tension. Si nous prenons la question du salon, pour Daniel Gordon, c’est le lieu qui permet de suspendre les déterminations sociales par un idéal de la conversation, et qui fait de ses membres des « citoyens sans souveraineté ».[ref]Daniel Gordon, Citizens without sovereignty : equality and sociability in French thought, 1670-1789, Princeton university press, Princeton (N.J.), 1994.[/ref] Pour Antoine Lilti, au contraire, le monde du salon est fondamentalement l’expression de la « bonne société », il est le prolongement de la société de cour et fondé sur une logique distinctive. Autour de la sociabilité maçonnique, depuis les années 1980, avec les travaux de Daniel Roche, puis ceux de Margaret Jacob et plus récemment de Pierre-Yves Beaurepaire, nous sommes confrontés à deux lectures : une première met l’accent sur une conception égalitaire qui, au sein des loges, propage un idéal de la rencontre, de la « fraternité maçonnique ». Les inégalités sociales, les différences de rangs, de préséance, disparaissent au profit des rites. Beaurepaire nuance cette affirmation en montrant la force de la distinction au sein de cette sociabilité égalitaire.[ref]Pierre-Yves Beaurepaire, L’Europe des francs-maçons : XVIIIe-XXIe siècles, Paris, Belin, 2002.[/ref] Il montre que le monde maçon est aussi traversé par des stratégies de distinction qu’incarne la maçonnerie aristocratique ou de société. Le troisième indicateur est celui de la République des Lettres, cet idéal abstrait qui naît à la Renaissance et qui se renouvelle à la fin du XVIIe siècle, après les guerres confessionnelles européennes, comme l’écrivent Hans Bots et François Waquet, « la République des Lettres est constituée de citoyens égaux[ref]Hans Bot et Françoise Waquet, La République des Lettres, Paris, Belin, 1997, p. 24. [/ref]». En 1684, Pierre Bayle, dans la préface à son nouveau périodique les Nouvelles de la République des Lettres, écrit : « Nous sommes tous égaux, nous sommes tous parents comme enfants d’Apollon [ref]Ibid., p. 25. [/ref]». Ainsi voit-on fleurir l’expression de « citoyen du monde » pour s’affranchir à la fois de la tyrannie confessionnelle mais aussi nationale ou patriotique (de La Mothe Le Vayer à Fougeret de Montbron). Ce cosmopolitisme insiste sur cette égalité de condition entre lettrés et savants.

Contre ces valeurs égalitaires, naît au XVIIIe siècle un lexique de la grandeur incarnée par les grands hommes dont Jean-Claude Bonnet, dans son livre Naissance du Panthéon, essai sur le culte des grands hommes, a bien montré qu’il était directement importé des valeurs militaires. C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que, dans le cadre des éloges et des concours académiques, se codifient de nouvelles normes de grandeur qui mettent l’accent sur le génie (Darrin McMahon), le primat de l’innéité, la singularité et l’exception (voir le Mozart de Norbert Elias). Le registre religieux, hagiographique, laisse la place à un registre plus militaire, héroïque dans la constitution des canons biographiques. Cette conversion du champ religieux au champ militaire est d’autant plus surprenante qu’elle se fait dans un contexte de crise des valeurs dans la société militaire elle-même : les valeurs de la méritocratie prennent force contre les valeurs de la naissance, alors même que l’accès aux plus hautes fonctions est de plus en plus limitées à l’aristocratie (Jay Smith). Dans le monde savant, Mary Terrall a pu montrer ainsi autour des expéditions pour déterminer la figure de la terre entre 1730 et 1750 en Laponie et en Amazonie, comment la représentation de l’homme de Science (en l’occurrence Maupertuis et La Condamine) se virilise[ref]Mary Terrall, « Gendered Spaces, Gendered Audiences: Inside and Outside the Paris Academy of Sciences, » Configurations 3 (1995), p. 207-232. [/ref]. Le savant est reconnu comme un aventurier.

Cette tension entre égalité et distinction dans le monde savant se traduit par une interrogation pratique sur l’ouverture ou la fermeture des communautés intellectuelles. L’étude de la composition sociale des académies et des sociétés savantes montre la forte prédominance de la noblesse et du clergé pour des raisons qui tiennent aussi à des logiques de crédit social nécessaire à l’économie des savoirs. Les logiques de préséances sont très fortes, comme le soulignent par exemple les visites du roi ou de souverains étrangers mais aussi l’organisation matérielle des séances entre personnes assises et personnes debout, etc. Les formes de sociabilité restent aussi fondées sur une exclusion sociale qu’il s’agisse des femmes (Dena Goodman montre que la présence des salonnières est une exception dans un monde de la république des Lettres exclusivement masculin[ref]Dena Goodman, The Republic of letters: a cultural history of the French enlightenment, Ithaca ; London : Cornell university press, 1994. [/ref]) ou encore des artisans et de la culture mécanique au sein des cénacles scientifiques, en particulier à Paris. Des ouvertures limitées sont néanmoins visibles. Grâce aux nouvelles formes de sociabilité qui émergent dans les années 1780 : musées, lycées sont mixtes. Dans le monde maçon, Beaurepaire a décrit la maçonnerie d’adoption ouverte aux épouses et aux sœurs des Francs-maçons, mais aussi l’émergence d’une pratique maçonnique autonome avec la création de la Sublime Ecossaise et de l’Amazonerie anglaise.

Entre idéaux et pratiques, l’évolution du monde savant montre, au-delà d’une opposition binaire entre société égalitaire et société inégalitaire, une variété de conceptions et de valeurs sociales : corporatistes, hiérarchique, etc. Le monde savant fonctionne comme un microcosme social.

La passion savante peut-elle être égalitaire ?

Si l’on suit la proposition de Tocqueville, passions savantes et passions égalitaires n’auraient rien en commun du point de vue de leurs justifications et de leurs finalités. Pourtant à suivre Tocqueville, elles auraient en commun leur manifestation marquée par l’exaltation, l’émotion, la déraison. Essayons d’envisager les « passions cognitives » comme des passions égalitaires. Cette piste de réflexion peut nous conduire à prendre au sérieux le rôle et les effets de cette passion égalitaire dans les mécanismes de production du savoir. Peut-on associer passion et raison ?[ref]Susan James, Passion and Action. The emotions in seventeenth-century philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1997.[/ref] Jessica Riskin, dans son livre sur le sentimentalisme dans la pratique scientifique[ref]Jessica Riskin, Science in the age of sensibility: the sentimental empiricists of the French Enlightenment, Chicago, Chicago university press, 2002. [/ref], montre qu’ il n’existe pas de telles oppositions.  De leur côté, William Reddy et Sophie Wahnich ont insisté sur la complexité du registre de l’émotion sous la Révolution. Nous tenterons ici une approche d’épistémologie historique, en essayant de discuter aussi bien le terme « égalitaire » que le terme « passion ». De quelle manière appartiennent-ils à la description du monde savant des Lumières ?

Il est un lieu commun d’opposer les conceptions de l’innovation et de la découverte attachées à un individu à une rhétorique égalitaire et communautaire, mais est-ce aussi simple ? Dans les différentes pratiques qui encadrent la recherche de la vérité à l’âge classique, on peut repérer différents éléments qui questionnent une pratique égalitaire et déplacent les termes du débat posés par Tocqueville. La pratique de l’échange se fonde d’abord sur une économie du don et du contre-don. L’égalité ici se fait réciprocité comme l’a bien analysé Ann Goldgar[ref]Anne Goldgar, Impolite learning: conduct and community in the Republic of Letters 1680-1750, New Haven (CT) ; London, Yale university press, 1995. [/ref]. Les formes de l’échange dans les communautés savantes suspendent en partie les hiérarchies sociales, mais en partie seulement comme l’indique la pratique de la lettre de recommandation, et tissent un réseau d’obligations. Les relations sociales sont en partie horizontales, mais en partie seulement. Le problème de la signature ou celui de l’auctorialité d’une recherche ou d’une œuvre oscillent entre un régime de la communauté (abandon dans un groupe, Royal Society ou ordre religieux) et un régime de la singularité. La dimension cumulative du travail intellectuel fondée sur le paradigme de l’accumulation, de la collecte puis, à la fin du XVIIIe siècle, de l’enquête, introduit l’idée d’une reproductibilité, d’une interchangeabilité des savoirs et des savants[ref]Ken Alder, Engineering the Revolution: arms and Enlightenment in France, 1763-1815, Princeton (N.J.), Princeton university press, 1997.[/ref]. Comme l’a montré Simon Schaffer, le paradigme de la découverte, de l’originalité se combine sous la Révolution, dans le contexte de la fin de la philosophie naturelle et de la naissance des disciplines scientifiques qui cherchent à se donner des récits d’origine et des pères fondateurs.

Dans le discours de Tocqueville, les savants sont caractérisés par la passion, une passion à la fois positive parce que créatrice, mais aussi négative et destructrice. On retrouve ici tout un discours convenu sur l’usage et le contrôle de la passion, mais est-il le plus approprié pour décrire les pratiques savantes ? Essayons au contraire de contextualiser les conditions d’exercice de la passion scientifique au XVIIe siècle[ref]Jacques Roux, Florian Charvolin et Aurélie Dumain “Les ‘passions cognitives’ ou la dimension rebelle du connaître en régime de passion. Premiers résultats d’un programme en cours”, Revue d’anthropologie des connaissances, 2009/3, p. 369-385.[/ref]. A relire le Traité des passions de Descartes, on ne peut en effet qu’être surpris par l’enjeu qui consiste à décrire et à détailler les vertus heuristiques de cette forme de passion : admiration, observation, attention[ref]Voir Descartes, Les passions de l’âme, in Oeuvres philosophiques, vol. III, 1643-1650, édition de Ferdinand Alquié, Paris, Bordas, 1989. Voir D. Kambouchner, L’homme des passions. Commentaires sur Descartes, Paris, Albin Michel, 1995, p. 237-240. [/ref], etc. Ces passions scientifiques permettent de valoriser le travail amateur des curieux[ref]Sur le régime de l’attention, voir Lorraine Daston, “Attention and the Values of Nature in the Enlightenment”, in Lorraine Daston and Fernando Vidal (éd.), The moral authority of nature, Chicago ; Londres, University of Chicago Press, 2004, p. 100-126.[/ref]. Admirer, être attentionné, s’étonner, sont des états qui, dans une certaine mesure (sans excès), nous « dispose à l’acquisition des sciences » écrit Descartes[ref]Descartes, Les passions de l’âme…, op. cit., p. 1011 (art. 385). [/ref]. Lorraine Daston a pu ainsi repérer chez le naturaliste du XVIIIe siècle Charles Bonnet, un véritable culte de l’attention que l’on retrouve dans les prescriptions, les discours d’escorte des traités d’histoire naturelle : « In the work of Enlightenment naturalists such as Charles Bonnet and Adam Schirach, the normative aspects of nature melted together, the useful into the beautiful, the oral into the sublime, the sacred into pleasing[ref]Lorraine Daston, art. cit., p. 102. [/ref]».

Domaine scientifique, domaine esthétique et normes sociales et morales se croisent pour justifier et pour stimuler l’enquête sur la nature. Le contrôle de la passion comme émotion est essentiel pour produire de bonnes passions et stimuler l’imagination scientifique mais en même temps, la philosophie morale met en garde contre le risque de dérégulation telle que l’envie et la jalousie qui brouillent le jugement. Les vertus intellectuelles doivent, selon les libertins, permettre de sortir de la rudesse des dogmatiques : l’érudition, ex rudis c’est littéralement sortir de la rudesse, revendiquer la douceur comme éthique de la vie intellectuelle.

Contre la violence intellectuelle des dogmatiques et la démesure, les libertins  tiennent à circonscrire les limites de la raison. Or, l’ultime cible de cette enquête scientifique consiste bien à établir un jugement. Ce jugement savant peut-il être conçu comme égalitaire ? Le jugement académique par exemple est fondé sur un consensus, sur un accord qui transcende les lieux et les intérêts particuliers pour définir une montée en généralité. Mais il existe une pluralité de pratiques de jugement au XVIIIe siècle, la question de leurs validités est âprement débattue. A côté du tribunal académique qui tranche les litiges et les controverses, on trouve des circuits horizontaux d’échange, de jugements et d’évaluations fondés sur des liens personnels d’interconnaissance, et en particulier sur des « communautés d’amis ». La reconnaissance ne passerait pas par la dépersonnalisation, par la médiation d’un public autorisé ou d’experts qui certifient, mais par la valorisation des attachements, des affects, de l’identification. Cette communication amicale présente ainsi bien des bénéfices cognitifs, elle autorise les courts-circuits, les raccourcis, les non-dits et les routines, et s’affranchit de la formalisation exigée par les comptes rendus et les rapports écrits pour les académies.

La pratique savante comme passion politique

En dernier lieu, il faut revenir sur les enjeux politiques de la réflexion tocquevillienne. Le laboratoire des communautés intellectuelles parce que plus réflexif, parce que plus documenté, a donné maints exemples de tensions politiques pour penser les passions égalitaires. Pourtant, nous n’avons pas encore abordé la question de la représentation. Dans quelle mesure la question de l’égalité se traduit-elle en termes de représentation politique dans le monde savant au XVIIIe siècle ? Représentation des hommes, mais aussi de la nature, c’est-à-dire des autres êtres animés et des choses naturelles. Vastes sujets de réflexion que les hommes des Lumières vont aussi engager dans leur philosophie politique.

Lieu de la pratique (les sociétés savantes sont des sociétés de pairs), le monde savant est aussi le lieu d’élaboration théorique de cette question. La problématisation de l’égalité s’est en effet aussi ancrée dans le champ de la philosophie politique et de la philosophie du droit. Selon Rolf Reichardt qui lui consacre un article[ref]Rolf Reichardt, “Egalité”, in Daniel Roche et Vincenzo Ferrone (dir.), Le monde des Lumières, Fayard, 1999, p. 97-110.
[/ref], le concept d’égalité fait l’objet d’une réélaboration progressive au XVIIIe siècle. Il identifie dans ce travail de redéfinition, quatre sources principales : des éléments venant du christianisme qui prône un modèle de vie égalitaire des communautés chrétiennes primitives, fondé sur l’égalité des croyants devant Dieu comme par exemple dans le Traité de la société civile, par P. Claude Buffier,  en 1726. Ici, l’égalité se fonde sur un amour du prochain. La seconde source est celle du mythe de la société pastorale qui constitue un mythe de l’âge d’or. Fénelon dans Les Aventures de Télémaque (1699) puis Helvétius dans De l’esprit (1774) prônent un retour à la vie pastorale. La troisième source puise dans le modèle utopique des sociétés égalitaires comme chez Louis-Sébastien Mercier et son ouvrage L’An 2440 (1770). Le dernier horizon de réflexion vient du droit naturel : Pufendorf, Spinoza, Grotius ou Locke, élaborent une théorie du droit naturel qui transforme l’égalité chrétienne en égalité politique. Le thème de l’inégalité civile découle des conditions des Etats mais n’échappe pas à une norme égalitaire. Pour Jean-Fabien Spitz, il y a entre 1770 et 1830, l’émergence d’un paradigme « égalitariste néo-classique » exposé par Rousseau et Mably qui est un projet de libération de l’individu. Spitz montre que l’une des thèses de la pensée politique contemporaine demeure « attachée à l’impératif d’impartialité et d’égalité magnifié dans le moment néo-classique de la pensée politique française »[ref]Jean-Fabien Spitz, L’amour de l’égalité…, op. cit., p. 7.
[/ref]. Elle constitue dans cette conjoncture un trait anthropologique qui définirait le lien social. La cristallisation d’une réflexion pratique en réflexion politique voire en cause se fait au même moment dans le monde savant.

Dans quelle mesure les représentations de la nature s’appuient-elles sur une vision égalitaire ? On est frappé de voir émerger une approche quantitative portée par la statistique. La question de la représentation par population, par masse, se pose alors. Soit l’exemple de l’inventaire de la flore parisienne qui est un souci constant de la fin du XVIIe au milieu du XIXe siècle. D’inventaire en inventaire, on mesure l’évolution de la nature parisienne et de ses limites. Ce travail de mesure facilite l’inventaire et la quantification des volumes comme le souligne dans un titre le verbe « pulluler », ou les termes de « dénombrement  » utilisé par Sébastien Vaillant (1669-1722) en 1704 ou de « statistique végétale »[ref]BCMNHN, ms. 1297 : Statistique végétale des environs de Paris, par Duchesne (1771).[/ref] utilisé par Antoine Nicolas Duchesne en 1771. Deux types de représentations spatiales sont à l’œuvre : celle d’un réseau de lieux qui bornent l’espace parisien ; celle d’un territoire naturel.

Une autre vision de la nature s’inscrit dans le contexte d’un essor du registre visuel dans l’administration de la preuve[ref]Luc Pauwels (ed.), Visual Cultures of science. Rethinking Representational Practices in Knowledge Building and Science Communication, Hanover, New Hampshire, Dartmouth College Press, 2006.[/ref]. À la fin du XVIIe siècle, les naturalistes mais aussi les antiquaires connaissent leur « tournant visuel » comme en témoignent les propositions formulées par Bernard de Montfaucon dans sa dissertation sur L’Antiquité expliquée et représentée en figures[ref]Bernard de Montfaucon, « L’antiquité expliquée et représentée en figures », in Françoise Choay, Le patrimoine en questions. Anthologie pour un combat, Paris, Le Seuil, 2009, p. 63-76.[/ref]. Les images ne sont plus simplement des illustrations, mais deviennent des preuves[ref]Peter Burke, « Image as evidence in seventeenth-century Europe », Journal of the History of Ideas, 64-2, Avril 2003, p. 273-296.[/ref]. Enregistrer et décrire les monuments sont des opérations propres à un nouveau système de validation. Emma Spary montre que la bonne représentation n’est pas encore fondée sur un souci d’exactitude mais sur un souci esthétique. La place accordée à la symétrie est donc essentielle au prix d’erreurs, elle est productrice d’une interprétation et permet la comparaison. Pour reprendre certaines des affirmations de Starobinski dans son chapitre sur la Cité géométrique, le principe de symétrie, chère aux penseurs politiques, inspire une vision égalitaire de la nature qui regarde le principe de proportion.

Avec la Révolution française, la logique de représentation territoriale contamine une représentation politique de la nature, en particulier avec les débats autour de la départementalisation de la France. La transformation du Jardin royal des Plantes en Muséum National d’histoire naturelle laisse entrevoir une re-politisation des collections d’histoire naturelle confisquées aux émigrés. Cette nécessaire transformation du statut des collections s’accompagne de changements institutionnels avec la création d’une assemblée générale du Muséum, divisée en départements qui représentent une classe d’entités naturelles. En refondant le muséum, en 1790, les révolutionnaires ne font pas que changer de nom, ils modifient en profondeur l’organisation interne de l’institution en la politisant, en créant une véritable assemblée (sur le modèle de l’Assemblée constituante) où les questions de conservation des collections naturelles sont discutées. On désigne un président, un secrétaire, des officiers, des membres, un responsable de la police du jardin[ref]Archives nationales, AJ 15/96, 23 août 1790, déclaration de Daubenton et Lacepède.[/ref].

 


Bibliographie

Anne GOLDGAR, Impolite learning : conduct and community in the Republic of Letters 1680-1750, New Haven (CT) ; London, Yale university press, 1995.

Jacques ROUX, Florian CHARVOLIN et Aurélie DUMAIN, “Les ‘passions cognitives’ ou la dimension rebelle du connaître en régime de passion. Premiers résultats d’un programme en cours”, Revue d’anthropologie des connaissances, 2009/3, p. 369-385.

Jessica RISKIN, Science in the age of sensibility : the sentimental empiricists of the French Enlightenment, Chicago, Chigago university press, 2002.

Rolf REICHARDT, “Egalité”, in Daniel Roche et Vincenzo Ferrone (dir.), Le monde des Lumières, Fayard, 1999, p. 97-110.

Jean-Fabien SPITZ, L’amour de l’égalité. Essai sur la critique de l’égalitarisme républicain en France, 1770-1830, Paris, Vrin-EHESS, 2000.

 


Stéphane Van Damme, Professeur à Sciences Po en histoire des savoirs, travaille au carrefour de l’histoire urbaine et de l’histoire des sciences (17e-20e siècles). Son mémoire d’habilitation à diriger les recherches portait sur la naissance de l’archéologie urbaine à Londres et à Paris (Le passé composé des métropoles, 2010). Il a notamment publié Descartes. Essai d’histoire culturelle d’une grandeur philosophique (XVIIe-XXe siècle), Paris, Presses de Sciences Po, collection “ Facettes ”, 2002 ; Paris, capitale philosophique de la Fronde à la Révolution, Editions Odile Jacob, collection Histoire, 2005 ; Le temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Editions de l’EHESS, Civilisations et société, 2005,  Collection “Civilisations et sociétés” et L’Epreuve libertine. Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, CNRS Editions, 2008.


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