n° 50 | L’artiste à part | Nathalie Heinich

Dans son dernier livre : De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Nathalie Heinich étudiait le « capital de visibilité » qui donne à ceux qui le détiennent une supériorité. En expansion tout au long du 20e siècle, ce phénomène lui donnait l’occasion de revenir sur la notion de « fait social total » au sens de Marcel Mauss. Elle se demande ici comment se justifie l’inégalité  du statut de l’artiste et débusque la contradiction inhérente à notre régime démocratique qui oscille entre reconnaissance de l’excellence et exaltation de l’égalité, orgueil aristocratique et envie démocratique.

Laurence Bertrand Dorléac

Des artistes,
ou comment justifier l'inégalité

Nathalie Heinich

Toute inégalité n’est pas forcément perçue comme injuste : rétribuer inégalement des élèves en fonction de performances elles-mêmes inégales nous apparaît comme équitable ; attribuer des droits sociaux à des familles dans le besoin nous apparaît comme moralement juste ; respecter un principe d’ordre dans une file d’attente plutôt que faire passer tout le monde en même temps est un principe incontestable de rationalité ; tirer au sort pour décider qui doit commencer est une commodité admise, y compris par les enfants. Bref : l’égalité n’est que l’une des formes de réalisation de l’équité ; celle-ci, pour satisfaire l’aspiration à la justice, admet aussi la chance, ainsi que l’inégale répartition selon le rang, selon les moyens ou selon les besoins.

Reste que l’inégalité des conditions, ou des « grandeurs » sociales, peut poser problème dans une société démocratique, où l’aspiration à l’égalité des droits (civiques et civils) ainsi qu’à l’égalité des chances glisse aisément vers la revendication égalitariste d’une égalité absolue, non seulement des droits et des chances mais aussi des conditions effectives faites à tout un chacun : égalisation dont, notons-le, les seules mises en œuvre réalisées dans l’histoire ont conduit à des régimes de terreur, que ce soit sous la Révolution française ou dans les États communistes.

En démocratie, la tension entre la valeur d’égalité et le fait des inégalités trop saillantes ou mal proportionnées au mérite individuel peut se gérer de deux façons : soit par la dénonciation, soit par la justification. Nous allons voir que le statut d’artiste dans les sociétés occidentales modernes a permis d’incarner ce second mode – la justification des inégalités -, d’abord par la place très spéciale faite aux créateurs au XIXe siècle, à la suite de la Révolution française, ensuite par la place tout aussi spéciale faite aux interprètes au XXe siècle, à la suite de l’invention des moyens techniques de reproduction de l’image.

Les créateurs au XIXe siècle

La société post-révolutionnaire se trouve partagée entre des valeurs contradictoires : entre reconnaissance de l’excellence et exaltation de l’égalité, « orgueil » aristocratique et « envie » démocratique. Car l’héritage révolutionnaire ne se mesure pas qu’à un nouveau mode d’exercice du pouvoir, incarné dans la République, mais aussi à un nouveau système de valeurs, instituant liberté et égalité comme conditions natives de tout humain.

Certes, la tension entre excellence et égalité existait déjà auparavant, comme en témoigne la diversification des voies d’accès à l’élite, que la Révolution n’avait fait qu’accélérer et institutionnaliser. L’un des plus forts symboles de cette ouverture des possibles, en matière de mobilité sociale, fut la création, en 1803, de la Légion d’honneur : en indexant l’excellence aux capacités individuelles et non plus aux privilèges de naissance, elle conciliait le principe élitaire avec le principe égalitaire, officialisant ainsi la méritocratie. Partagé entre la fidélité à la grandeur nobiliaire et les principes démocratiques d’égalité en droit des citoyens, le XIXe siècle vécut une cohabitation hésitante entre plusieurs critères de grandeur: naissance, propriété de la terre, argent, savoir, talent, compétence à la vie mondaine. Comment construire une théorie démocratique de l’excellence ? C’est là le grand problème qui hante la société du XIXe siècle, non seulement dans ses institutions politiques mais aussi, plus profondément, dans ses principes axiologiques.

C’est cette théorie démocratique de l’excellence qu’ont cherché à construire les saint-simoniens. Et ce n’est pas un hasard si Claude-Henri de Saint-Simon fut le premier à exalter les artistes comme incarnant à la fois l’idéal démocratique, en tant qu’ils accomplissent une mission d’intérêt général, et l’excellence aristocratique, en tant qu’ils possèdent une supériorité légitime – improbable conjonction que reprendront les propagandistes de l’avant-garde, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Seuls les artistes ont permis la conciliation rêvée de ces valeurs antagoniques : tel Victor Hugo qui, selon le beau résumé de Mona Ozouf, « réunit en sa personne la singularité aristocratique du génie et la capacité démocratique d’être l’écho d’un peuple entier ». L’artiste est celui qui, dans l’imaginaire collectif, unit l’aspiration démocratique à la communauté et l’aspiration élitaire à la singularité. Toute vocation incarne en effet une marque d’excellence en même temps que de singularité.

Ce régime vocationnel est propre également au savant et non pas seulement à l’artiste. L’un et l’autre partagent ce basculement, propre à l’axiologie méritocratique,  de l’avoir (terres, patrimoine, nom ancestral) au faire (une œuvre, intellectuelle ou artistique), en même temps que de l’être au faire, et de l’intériorité à l’extériorité, qui différencie le créateur ou le penseur véritable du simple amateur, aussi passionné soit-il. L’un et l’autre également incarnent une certaine étrangeté, oscillant entre bizarrerie et génialité. Mais les carrières artistiques, exigeant moins de compétences spécifiques, donc plus sujettes à l’indétermination, et visant moins un savoir universel qu’une expression subjective, donc moins contrôlées par des régulations collectives, autorisent davantage la singularisation, l’originalité voire la marginalité. C’est la raison pour laquelle la création sous toutes ses formes, beaucoup plus que l’invention scientifique, a été la cible privilégiée du régime de singularité dans la modernité ; et la vie d’artiste bohème, l’idéal-type de la vocation.

Ce mélange d’aristocratisme (l’excellence est innée), de démocratie (chacun y a droit) et de méritocratie (elle ne dépend que du talent individuel), qui définit le statut d’artiste à l’époque moderne, est certes contradictoire sur le plan logique ; mais la compatibilité est assurée précisément par le statut d’artiste, qui réunit ces différents critères de grandeur – propriété qui fait son succès et sa puissance dans une société démocratique. Car ce qui rapproche l’art de l’aristocratie c’est, d’une part, le caractère inné du talent (naissance vocationnelle) et, d’autre part, le fait que le privilège soit attribué non pas seulement à des individus mais à toute une catégorie (les artistes, les créateurs en général) ; ce qui, à l’opposé, le rapproche de la démocratie c’est, d’une part, l’indexation de la grandeur au mérite personnel (méritocratie) et, d’autre part, l’accessibilité de cette grandeur à tout un chacun selon ses efforts ou sa chance ; et ce qui, enfin, l’éloigne tant des valeurs aristocratiques que des valeurs démocratiques, c’est que l’excellence y est définie dans la singularité, au double sens d’exceptionnalité (excellence) et de marginalité (exclusion).

En se constituant idéalement comme singulier, c’est-à-dire, littéralement, « hors du commun », l’art paie de son renoncement au pouvoir et à l’insertion sociale sa capacité à représenter un privilège démocratiquement acceptable, parce que ni aristocratique (sans pouvoir), ni bourgeois (sans insertion). D’où le partage de l’artiste en trois idéal-types, renvoyant chacun à l’une de ces dimensions axiologiques, ainsi conjuguées dans cette chimère aussi robuste qu’improbable : l’artiste mondain, incarnation d’une aristocratie désormais renvoyée au passé ; l’artiste engagé, incarnation de la démocratie expérimentée au présent ; et l’artiste bohème, incarnation de la singularité projetée dans l’avenir. Ainsi peuvent se conjoindre, ne fût-ce qu’imaginairement, les trois substrats fondamentaux de la grandeur que sont le privilège (aristocratie), le mérite (démocratie), et la grâce (vocation).

Les interprètes au XXe siècle

Qu’il s’agisse de télé-vérité, de télé-réalité ou, plus généralement, de jeux télévisés, la télévision est un formidable moyen de promotion à la visibilité pour des citoyens ordinaires, sans guère de compétence particulière sinon leur capacité à accepter d’exposer en public une part, plus ou moins conséquente, de leur image ou de leur vie. Voilà qui ouvre la distribution du capital de visibilité vers le bas de l’échelle sociale, en direction des classes populaires, qui n’ont souvent guère d’autre ressource à leur disposition et n’ont pas non plus les mêmes codes de discrétion et de distinction que les classes plus favorisées.

Les « petits » donc sont de plus en plus admis dans l’Olympe des gens célèbres – mais avec de sérieuses restrictions dans leur capacité à en jouir. Par « petits », il faut entendre non seulement les pauvres, en argent et en culture, mais aussi les femmes, pour qui les espoirs de promotion personnelle en-dehors du mariage s’étaient longtemps limités aux improbables destins de reine, d’héroïne nationale ou de sainte. Il arrive même – mais on touche là au comble du paradoxe – que des personnes physiquement défavorisées parviennent par la télévision à se hisser jusqu’au vedettariat, pour peu qu’elles soient soumises au jugement non des professionnels mais des téléspectateurs – l’équivalent de ce qu’on appelait naguère « le peuple » – qui, probablement, projettent sur un être semblable à eux par ses défauts leurs propres désirs de gloire.

Le développement des mass media constitue ainsi un formidable vecteur d’accroissement des espérances en matière de rapprochement avec le monde des célébrités: soit par l’observation de la vie des  vedettes, soit aussi par la possibilité effective de les égaler, au moins pour un temps. N’importe qui peut donc espérer devenir un « héros de la banalité », selon l’expression de Serge Tisseron, et avec des chances réelles d’y parvenir, à l’instar des participants aux jeux télévisés et aux émissions de télé-réalité. Voilà qui fait de la nouvelle célébrité télévisuelle un phénomène sinon démocratique, du moins nettement moins élitaire que ne le fut la visibilité des premiers temps : c’est ce que Graeme Turner nomme le « democratainment », mot valise combinant « democracy » et « entertainment ». C’est dire que par rapport aux élites traditionnelles de la célébrité bâtie sur la naissance, le pouvoir ou le savoir, les personnalités de la télévision représentent, plus encore que les chanteurs et les acteurs de cinéma, une « élite démocratique », incarnant parfaitement le fameux « rêve américain » du self-made man sorti de la pauvreté et de l’obscurité pour atteindre aux sommets de la célébrité, du prestige, de l’influence.

Mais qu’en est-il d’une possible justification de cette nouvelle grandeur par le mérite ? Le philosophe Yves Michaud propose une investigation éclairante sur les différentes acceptions de cette notion. Le régime démocratique instauré peu à peu dans la France post-révolutionnaire va faire du mérite une notion fondamentale. A la fin du XXe siècle, l’on en est arrivé à un compromis entre « l’idéal du mérite » et la « réalité des avantages acquis et des statuts protégés ».  Mais le mot « mérite » inclut deux dimensions, que distingue l’anglais avec « to merit » et « to deserve » : distinction entre le talent et le travail, le don passif et l’effort actif. Elle se soutient d’une très ancienne dualité religieuse entre deux conceptions de ce que les humains « méritent », non plus tant sur la terre, habitée par les valeurs, qu’au ciel, où règnent les vertus. On retrouve là en effet l’opposition entre la préférence du protestantisme pour la « grâce » et celle du catholicisme (et plus encore du courant pélagien, attaché à la « puissance de la volonté ») pour les « œuvres ».

Il existe donc dans l’héritage religieux de la culture occidentale une dualité marquée entre deux principes permettant de construire une axiologie de la juste rétribution : le mérite, que privilégie la tradition axiologique et politique propre au régime démocratique, et la grâce, que privilégie une certaine tradition religieuse. Si le premier est à la fois dénié par les formes actuelles du prestige médiatique, et toujours réaffirmé par ses condamnations, ne reste-t-il pas la seconde pour donner consistance morale à la grandeur des gens célèbres ?

En ce sens la visibilité serait une grâce démocratique, accordée non par l’instance transcendante de la divinité mais par l’activité célébrante des humains et, parmi eux, ceux qui appartiennent aux milieux les plus populaires – le « public » des médias ayant aujourd’hui remplacé le « peuple » cher à la tradition prolétarienne. Il faut noter toutefois que ce retournement sociologique, qui fait de la transcendance le produit de l’activité immanente de ceux qui, comme on dit, « y croient », constitue un mode d’intelligibilité immédiatement accessible au monde cultivé d’aujourd’hui, empreint d’esprit critique, mais qui a peu de chances d’atteindre ceux qui, sur l’autre rive, vivent la renommée comme une « grâce discrétionnaire », accordée toutefois par des mains autrement plus puissantes que tous les publics réunis, et qu’ils se contentent de célébrer sans jamais prétendre en être la cause.

 Que la grandeur puisse être donnée à certains, et pas à d’autres, cela ne choque ni n’offense leur sens de la justice : cela satisfait leur besoin d’admirer, tous ensemble, sans réserve, avec ferveur et volupté. Et dire « leur », parler d’« eux », n’est pas couper la société en deux catégories – les savants et les simples, les rationnels et les irrationnels – mais plutôt désigner deux polarités dont nous sommes tous habités, et que nous savons tous investir même si l’une ou l’autre est plus familière à certains d’entre nous qu’à d’autres. La grâce donc est le mode d’accès à la grandeur des gens célèbres aux yeux de ceux qui prennent d’abord plaisir à reconnaître, à tous les sens du terme (identifier et confirmer), plutôt qu’à justifier.

C’est ainsi que la grandeur particulière accordée aux artistes, créateurs puis interprètes, après la Révolution française puis la révolution technologique dans la reproduction des images, a pu être vécue, et continue de l’être, comme une juste inégalité : soit qu’elle se justifie par un sacrifice (celui de l’insertion sociale), soit qu’elle transcende tout besoin de justification en réalisant un besoin sans doute tout aussi profond, mais fort peu reconnu dans le monde savant, celui d’admirer sans réserve un être plus grand que soi.

 


Ce texte reprend des éléments qui ont été développés dans :

HEINICH, Nathalie, L’Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999.

HEINICH, Nathalie, L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.

HEINICH, Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.


Nathalie Heinich est sociologue, directeur de recherches au CNRS. Outre de nombreux articles dans des revues scientifi­ques ou culturelles, elle a publié des ouvrages portant sur le statut d’artis­te et la notion d’auteur (entre autres La Gloire de Van Gogh, Minuit, 1991 ; Du peintre à l’artiste, Minuit, 1993 ; Etre écrivain, La Découverte, 2000 ; L’Elite artiste, Gallimard, 2005) ; sur l’art contempo­rain (entre autres Le Triple jeu de l’art contemporain, Minuit, 1998) ; sur la question de l’identité (entre autres États de femme, Gallimard, 1996 ; L’Épreuve de la grandeur, La Découverte, 1999 ; Mères-filles, une relation à trois, Albin Michel, 2002, avec Caroline Eliacheff ; Les Ambivalences de l’émancipation féminine, Albin Michel, 2003) ; sur l’histoire de la sociologie (entre autres La Sociologie de Norbert Elias, La Découverte-Repères, 1997 ; Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit, 1998 ; La Sociologie de l’art, La Découverte-Repères, 2001 ; La Sociologie à l’épreuve de l’art. Entretiens avec Julien Ténédos, Aux lieux d’être, 2006 [vol. 1], 2007 [vol. 2] ; Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007 ; Le Bêtisier du sociologue, Klincksieck, 2009) ; sur les valeurs (La Fabrique du patrimoine, éd. Maison des Sciences de l’Homme, 2009 ; De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 2012). Ses livres et ses articles ont été traduits en quinze langues.

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