n° 67 | Architecture en uniforme | Jean-Louis Cohen

           L’architecture a été mise à l’épreuve par la Seconde Guerre mondiale. Non seulement les architectes ont-ils été mobilisés en tant qu’experts pour concevoir les fortifications, les casernes et les camps de concentration, mais encore ont-ils été engagés dans la production illusoire du camouflage. Globale, la guerre a stimulé du Pacifique à l’Oural les recherches sur la préfabrication, tandis que la pénurie stimulait celles sur les matériaux et les économies d’énergie, créant un vaste laboratoire voué au développement durable avant la lettre. Du criminel de guerre que fut Albert Speer à Szymon Syrkus, prisonnier d’Auschwitz et engagé dans la conception du camp, les postures multiples des architectes doivent être interrogées, tant il est vrai que ce sont dans leurs expériences que se forgea le triomphe de la modernité après 1945.

Laurence Bertrand Dorléac

Architecture
en uniforme

Jean-Louis Cohen

           La Seconde Guerre mondiale a touché indistinctement militaires et civils entre 1939 et 1945, faisant appel à toutes les ressources humaines des belligérants. L’architecture n’a pu se dérober à cette mobilisation et, contrairement à ce que la plupart des récits historiques affirment encore aujourd’hui, a connu alors une période dense de recherches et de transformations.
           Entre la destruction de Guernica par les Nazis en 1937 et celle d’Hiroshima et Nagasaki par les Américains en 1945, beaucoup d’architectes ont participé aux combats. La guerre a fait appel à toutes les formes de leur expertise, des savoirs sur la construction, aux savoirs visuels et à la compétence organisationnelle. Mobilisés en tant que groupe, les architectes ont également dû faire des choix personnels, notamment pour ceux qu’a sollicités la politique criminelle des nazis. En ce sens, la guerre a mis aussi à l’épreuve leur sens moral, et certains d’entre eux furent les complices des politiques d’extermination, quand d’autres comptèrent au nombre des victimes.

Villes et maisons en guerre

           Dès les années 1920, l’écrivain André Maurois prédisait que « La prochaine guerre […] sera si affreuse que tous ceux qui auront assisté à celle-ci s’en souviendront avec regret. Les villes de l’arrière seront entièrement détruites par les attaques aériennes. » La diffusion de l’aviation a en effet complètement changé la donne, bouleversant la notion d’« avant » et d’« arrière ».
           La chronique de la guerre est ainsi scandée par des bombardements visant à terroriser les populations civiles, dont les premiers sont effectués par les forces de l’Axe : les Japonais écrasent Chongqing et Shanghai, et les Allemands Guernica, au Pays basque, puis Rotterdam, et Londres pendant le Blitz de 1940. À partir de 1942, des Alliés engagent leur offensive aérienne, qui dévastera les villes allemandes et japonaises mais aussi celles des pays occupés comme la France ou l’Italie.
           Plus encore que la Grande Guerre ne l’avait fait, la Seconde Guerre mondiale étend son empire bien au-delà de la zone des combats. L’écrivain allemand Ernst Jünger en avait eu la prémonition, soulignant en 1930  « la structure rationnelle et le caractère impitoyable » de la guerre de 1914–1918. La mobilisation dans les forces armées ou dans les usines se double, de facto, d’une réquisition des habitations. L’ensemble des matières premières, minérales et agricoles ou des matériaux industriels est mis au service de l’effort des nations. Le champ des matériaux de synthèse s’élargit des carburants aux élastomères et à de vastes gammes de produits, comme les matières plastiques.
           La préoccupation de la conservation des matériaux entraîne une nouvelle éthique de projet, fondée sur l’économie. La consommation énergétique des habitations fait l’objet d’une attention particulière et conduit au lancement des premières campagnes jamais menées pour l’isolation thermique.

Usines en guerre

           La construction des milliers d’usines nécessaires à la production des avions, des véhicules ou des munitions fait appel, du Pacifique à l’Oural, à une armée de projeteurs et de dessinateurs, parmi lesquels ingénieurs civils et architectes jouent un rôle éminent.
           Un phénomène marquant, prolongeant les tendances des années 1930, est l’apparition dans pratiquement tous les pays d’une nouvelle géographie industrielle, censée réduire le risque aérien en écartant les usines des frontières.
           Les usines changent d’échelle et deviennent des ensembles atteignant parfois la dimension d’une véritable ville, employant des dizaines de milliers d’ouvriers. Rendue nécessaire par les exigences du blackout antiaérien, et possible par la conjugaison des charpentes légères, de la climatisation et de l’éclairage fluorescent permettant de la faire fonctionner jour et nuit, l’usine sans fenêtre imaginée aux États-Unis donnera naissance après la guerre à l’un des types de bâtiments les plus communs dans les périphéries d’aujourd’hui : la grande boite, adaptable à tous les usages.
           Pour loger des ouvriers, c’est aux États-Unis que le plus ample programme de construction d’habitations est conduit. Édicté en 1940, le Housing Act, auquel le représentant du Texas Fritz G. Lanham donnera son nom, permet l’utilisation massive de crédits fédéraux pour la construction de logements. S’ajoutant aux logements réalisés par l’initiative privée, 625 000 logements sont produits entre 1940 et 1944 en vertu de cette loi, dont 580 000 sont temporaires. La plupart de ces logements furent détruits dès 1945.

Guerre et mobilité

           La mobilité des forces engagées dans la Seconde Guerre mondiale dépasse de loin celle des conflits antérieurs. L’extension du théâtre des opérations à quatre continents suppose désormais un mouvement intense des hommes, des équipements opérant à des milliers de kilomètres de leur base.
           L’invention des architectes se fixe donc sur les constructions légères modulaires ou démontables. Le prolifique inventeur qu’est R. Buckminster Fuller utilise les composants en acier des silos à blé du Middle West américain pour concevoir la Dymaxion Deployment Unit, qui abritera en 1942–1943 les troupes envoyées dans le golfe arabo-persique. Les expériences plus radicales encore de Konrad Wachsmann et Max Mengeringhausen resteront plus marginales.
           Les plus grands succès sont ceux de projets dont la précision et la simplicité permettent une production industrielle massive. En termes de bâtiments, il s’agit de la baraque Quonset, largement utilisée pour l’hébergement des troupes. En termes d’infrastructures, les ponts modulaires imaginés par Donald Bailey assurent la mobilité des troupes alliées en Europe, où 1 500 d’entre eux seront assemblés. Et la plus grande réussite, décisive dans la victoire stratégique des Alliés lors du débarquement de Normandie en 1944, sera le port artificiel Mulberry dont les composants sont transportés par mer depuis l’Angleterre. De l’aveu d’Albert Speer, ce dispositif ingénieux a rendu à lui seul le mur de l’Atlantique inutile.

Abris et camouflage contre la menace aérienne

           Révélée à une échelle encore modeste par la Première Guerre mondiale, la menace aérienne prend une dimension nouvelle dans les années 1930. Les architectes modernes ne tardent pas à s’intéresser à cette nouvelle composante de la construction et de l’urbanisme.
           En 1942, Salvador Dalí, écrit que « la guerre de la production » doit se doubler d’une guerre de « la magie ». Elle consiste à dissimuler aux yeux des aviateurs ennemis les forces armées, les usines et jusqu’aux villes, et fait appel aux compétences visuelles des architectes et des paysagistes.
           Chaque belligérant se dote d’un service de camouflage, conduisant parfois des recherches extrêmement fines sur la perception diurne et nocturne des paysages, sur les effets de l’ensoleillement et sur ceux des nuages, tant la question des ombres peut se révéler cruciale. Une approche authentiquement scientifique de l’architecture se développe alors, relayée par des protocoles rigoureux de vérification sur le terrain.
           Toutes les échelles sont concernées, de la dissimulation d’une batterie, d’un poste de commandement ou d’un bunker isolé, au déplacement apparent d’une ville entière. Connu de tous, le projet d’un « faux Paris », imaginé en 1918 pour leurrer les zeppelins allemands, inspire des entreprises spectaculaires comme à Hambourg, où une opération de grande ampleur est engagée en 1941 pour « déplacer » visuellement une partie du centre de la ville.

Gigantisme architectural

           Évoquant en 1944 la « grande dimension et ses effets sur la vie », l’urbaniste allemand Ludwig Hilberseimer, qui enseigne alors à Chicago, affirme que « la principale tendance de l’époque va vers la grande échelle ». Cette tendance est particulièrement sensible dans la production industrielle, la logistique et la conduite du conflit.
           Les grands bâtiments sont eux-mêmes insérés dans des réseaux territoriaux très vastes. À Washington, le Pentagone est le point central d’un ample système d’autoroutes et de parkings. Les installations atomiques d’Oak Ridge ne sont possibles en ce lieu que parce qu’elles sont raccordées aux usines hydro-électriques de la vallée du Tennessee. Il n’en va pas autrement pour les projets industriels soviétiques à l’est de l’Oural, et surtout pour les projets des nazis. Le camp d’Auschwitz n’est ainsi qu’une composante d’une grande agglomération industrielle située à un carrefour de voies ferrées la reliant à l’Europe.
           Pour concevoir ces dispositifs, des équipes d’architectes d’une ampleur nouvelle sont rassemblées, opérant au sein des administrations civiles et militaires ou sous la forme d’agences privées, comme celle de Skidmore, Owings & Merrill, dont l’essor irrésistible commence avec le projet de la ville d’Oak Ridge.

Après-guerre : un monde transformé

           Avec la capitulation du Japon, le 2 septembre 1945, prend fin le conflit le plus meurtrier de l’histoire humaine. Il ne laisse pas seulement des millions de morts et de survivants traumatisés et des milliers de villes en ruine. La guerre a également transformé en profondeur les pratiques humaines, de la science à la technique et à la culture.
           L’architecture n’échappe pas aux mutations qui touchent l’ensemble des sociétés. En six ans, l’échelle des projets a changé, des matériaux nouveaux sont apparus, et avec eux l’hypothèse d’une production industrielle des habitations et des édifices publics, imaginée avant 1939, est devenue palpable. Des questions évacuées par les architectes modernes comme celle de la monumentalité s’imposent dans le débat, dès lors que la commémoration des sacrifices et des victoires devient une tâche nécessaire.
           Il s’agit aussi d’une transformation culturelle pour tous ceux et celles qui avaient rencontré les techniques nouvelles : soldats rendus à la vie civile après avoir utilisé avions, Jeeps et talkies-walkies, et femmes revenues dans leurs foyers après avoir travaillé dans la production industrielle n’ont plus les mêmes attentes et se trouvent prêts à accepter, pour l’architecture de l’habitation, des matériaux et des solutions modernes.
           Outre les plans de reconstruction, qui occupent les architectes européens dès 1941, et leur mise en œuvre, qui s’étirera jusqu’au milieu des années 1950, les études sur l’habitation s’appuient sur l’acquis des recherches menées pendant la guerre. Une nouvelle forme de pratique, plus objective, s’annonce ainsi.


Bibliographie

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 Né à Paris en 1949, Jean-Louis Cohen est architecte et historien. Titulaire de la chaire Sheldon H. Solow à l’Institute of Fine Arts de New York University, il a conçu de nombreuses expositions au Centre Pompidou, au Pavillon de l’Arsenal, au Centre canadien d’architecture, à l’Institut français d’architecture et au Museum of Modern Art, et a conduit de 1998 à 2003 le projet de Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris. A partir de 2014, il est professeur invité au Collège de France.

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