n° 88 | Présences invisibles | Amaru Lozano-Ocampo

En étudiant le statut des choses sur la longue durée, Amaru Lozano-Ocampo insiste sur le passage de la mystique de l’âge classique au monde profane de la modernité. Selon lui, les natures mortes du XVIIe siècle seraient les ultimes témoignages d’une sensibilité religieuse héritée du Moyen Âge. Il insiste néanmoins sur la portée du ready-made de Marcel Duchamp, qui, en 1913, extrait une chose de sa dimension strictement esthétique ou fonctionnelle pour réintroduire dans l’art la notion d’invisible. Il nous rappelle que pour un certain nombre d’artistes, de Zurbarán à Duchamp, tout, même les choses, devient sujet qui repeuple l’univers.

Laurence Bertrand Dorléac

Le langage perdu des choses.
Une histoire de la nature morte

Amaru Lozano-Ocampo

Nous prenons le parti de traiter le thème de la nature morte de manière large afin de mieux saisir les évolutions du statut des choses dans l’histoire de l’art. Cette large prise de vue historique nous permettra de révéler que la façon dont les choses sont représentées traduit un changement des sensibilités et en particulier un passage de la mystique de l’âge classique au monde profane de la modernité.

Représenter les choses à l’âge classique, une initiation au langage du monde

Les œuvres de l’âge classique expriment dans leur rapport aux choses une sensibilité médiévale encore vivante. Les natures mortes du XVIIe siècle sont les derniers témoignages d’une sensibilité religieuse déjà crépusculaire où tous les éléments rappellent la présence d’une réalité divine cachée derrière le perceptible. L’art de la représentation des choses possède en commun avec la peinture du Moyen Âge le caractère cryptographique de son langage.

Francisco de Zurbarán, <i>San Hugo en el refectorio de los Cartujos (Saint Hugues au réfectoire des Chartreux)</i>, 1655, huile sur toile, 262 cm × 307 cm, Séville, Museo de bellas artes

Francisco de Zurbarán, San Hugo en el refectorio de los Cartujos (Saint Hugues au réfectoire des Chartreux), 1655, huile sur toile, 262 cm × 307 cm, Séville, Museo de bellas artes

Prenons le tableau Saint Hugues dans le réfectoire des Chartreux (1633) de Zurbarán pour illustrer notre propos. L’artiste n’établit aucune hiérarchie entre les éléments représentés. Les humains comme les choses les plus humbles sont traités avec la même attention. Les mains des chartreux et les miches de pain posées devant eux présentent une unité chromatique quasi parfaite. Cette similitude fait non seulement référence au mystère eucharistique mais crée un lien entre les hommes et les choses. La vie est tout aussi présente dans le pain que dans la main qui le jouxte, ces bouts de pains sont des vies silencieuses. Les expressions anglaise still life et allemande Stillleben rappellent la nature profonde de ces représentations. Une présence bien réelle mais discrète, qui ne se manifeste pas par les mots et se montre à qui sait la voir.

La représentation des objets dans la toile de Zurbarán entre en écho avec la littérature mystique espagnole de la fin du XVIe siècle. Nous pouvons citer la célèbre phrase de sainte Thérèse d’Avila tirée du Livre des fondations, « entre los pucheros anda el Señor » (« le Seigneur est dans vos casseroles »). La spiritualité du Moyen Âge ou la mystique de l’âge classique (car le mystique du XVIe siècle est un croyant ordinaire au Moyen Âge) voit en chaque forme les indicateurs d’une présence. Dieu est partout et dans chaque chose. La représentation des choses en tant que symboles de l’omniprésence du divin est en soi un archaïsme médiéval pour le XVIIe siècle. Le bodegón du Siècle d’or est la trace d’une sensibilité passée dans un monde en plein changement de paradigme.

Sébastien Stoskopff, Nature morte aux verres et au pâté, 1644, huile sur toile, 52 × 63 cm, Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre Dame

Sébastien Stoskopff, Nature morte aux verres et au pâté, 1644, huile sur toile, 52 × 63 cm, Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre Dame

Mais cette sensibilité aux choses ne s’est pas exprimée qu’en Espagne, la Nature morte aux verres et au pâté (1644) de Sébastien Stoskopff offre à ce titre un beau sujet d’étude. Les verres posés les uns sur les autres dans un panier sont un memento mori, un rappel classique de la fragilité de la vie terrestre. Ce panier repose sur un socle solide qui intrigue l’œil du regardeur par une large fissure qui le parcourt.

La toile de Stoskopff nous présente un monde marqué du sceau de la fragilité où se brisent les pierres les plus dures. Pour étayer nos dires, appuyons nous sur des toiles où le même message est plus explicite.

Carlo Crivelli, Vierge à l’Enfant, v. 1480, tempera et or sur bois, 37,8 × 25,4 cm, New York, Metropolitan Museum of Art

Carlo Crivelli, Vierge à l’Enfant, v. 1480, tempera et or sur bois, 37,8 × 25,4 cm, New York, Metropolitan Museum of Art

Deux Vierges à l’Enfant de Crivelli constituent un support pour notre démonstration. Il s’agit de la Vierge à l’Enfant (1482) conservée à la Brera de Milan et de la Vierge à l’Enfant (1480) du Metropolitan Museum de New York. Dans les deux cas, la Vierge est assise sur un somptueux trône en marbre fissuré. Ces pierres fêlées sont des signes annonciateurs de la Passion du Christ qui, assis sur les genoux de sa mère, ne se doute apparemment de rien. Ces trônes ont la même portée symbolique que le regard mélancolique de la Vierge portant sur un lieu hors-cadre. Elle voit que la pierre est fêlée et invite le regardeur à s’en apercevoir à son tour. Ces Vierges à l’Enfant deviennent des prémonitions de la Passion par le message que les choses nous délivrent.

Francisco de Zurbarán, Bodegon con limones naranjas, una rosa y un vaso de agua (Nature morte avec citrons, oranges, une rose et un verre d’eau), 1633, huile sur toile, 62,2 × 109,5 cm, Pasadena, Norton Simon Museum

Francisco de Zurbarán, Bodegon con limones naranjas, una rosa y un vaso de agua (Nature morte avec citrons, oranges, une rose et un verre d’eau), 1633, huile sur toile, 62,2 × 109,5 cm, Pasadena, Norton Simon Museum

Peindre le réel dans la nudité des choses, c’est estimer que cette nudité est porteuse de sens. Tous les artifices de représentation du divin (anges, ouvertures des cieux) sont superflus. L’univers entier est un témoignage de la grandeur de Dieu, y compris un mendiant ou un corps meurtri. De la même manière, l’objet le plus discret, le plus fragile peut être un signe terrestre du divin. C’est le sens profond que Zurbarán donne aux choses dans un bodegón de 1633 conservé au Pasadena art Institute représentant des citrons, des oranges et une rose posée auprès d’un verre d’eau. Avant toute chose, rappelons que bon nombre de bodegones de la peinture du Siècle d’or étaient des objets de dévotion. Les objets représentés dans ce tableau constituent les vocables d’un langage crypté. La pureté et la chasteté sont représentées par la rose et le verre d’eau, les citrons et les oranges sont quant à eux des fruits associés à la Pâques et la Résurrection. Il s’agit d’un autel qui représente le cycle de la Passion sous la forme d’un chiffre (au sens de code) mystique. Le plat d’argent sur lequel est posé le verre d’eau est lui aussi intégré à ce langage puisqu’il forme un croissant argenté caractéristique des représentations de l’Immaculée Conception. L’Immaculée conception (1665) de Murillo conservée au Prado et L’Immaculée Conception (1618) de Velázquez conservée à la National Gallery associent toutes deux la Vierge à la demi-lune argentée, tandis que le Père est associé au doré et au cercle du soleil [1]. Autant d’éléments iconographiques qui permettent de comprendre la symbolique mariale du verre d’eau posé sur la coupe d’argent avec une rose.

Nous avons un cas de figure similaire avec la Nature morte à la rose et au verre d’eau du même Zurbarán (1630, National Gallery de Londres). Ce bodegón a la particularité d’insister sur l’association entre la rose et la pureté de l’eau. Il fait référence de manière plus explicite à l’un des noms de la vierge Marie : la Rose mystique. Le vase d’eau fait quant à lui référence au « Vase spirituel » autre nom là encore de la Vierge Marie. En l’occurrence, ces deux vocables se suivent dans les litanies de Lorette qui, si elles ne sont plus connues du XVIIIe siècle, font du moins partie intégrante de la psyché médiévale. Le bodegón de Zurbarán montre les choses pour que le regardeur dise leur nom. Les choses représentées constituent les mots d’une phrase à la manière d’un rébus ou d’une écriture hiéroglyphique. Ainsi, en décrivant ce que le regardeur voit dans le bodegón, il récite les litanies de la Vierge : Vas spirituale, Vas honorabile, Vase insigne devotionis, Rosa mystica (Vase spirituel, vase honorable, vase insigne de la dévotion, rose mystique). C’est dans le nom des choses que se trouve leur sens. Le tableau de Zurbarán est un livre muet qui nous communique un message sans paroles. Les choses s’y lisent comme un texte. Le bodegón de Zurbarán dit de manière cryptée ou elliptique ce que d’autres tableaux – commela Vierge Marie en extase (1632) du Metropolitan Museum où l’on retrouve le verre d’eau et les roses à côté de Marie en prière – disent de manière plus directe.

Cette méthode faisant appel à plusieurs sens (la vue, l’ouïe) pour construire la signification d’une œuvre se retrouvera dans les avant-gardes au XXe siècle et en particulier dans l’œuvre de Duchamp. Ce dernier, à l’instar de Zurbarán, développera une approche synesthésique de ses œuvres.

Le langage perdu

Toutefois, c’est aussi dans le genre de la nature morte que nous pouvons déceler dès le XVIIIe siècle la perte de la qualité de signe autrefois prêtée aux choses. Ainsi, la nature morte offre peu à peu au regard des hommes de l’Europe moderne des choses présentées comme objets décoratifs. La nature morte connaît dès le XVIIIe siècle deux orientations distinctes et tout à fait contradictoires. La première est liée à l’émergence du genre dans l’Espagne de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle qui place la nature morte dans une continuité spirituelle avec le Moyen Âge, les choses ne sont pas représentées uniquement pour elles-mêmes mais constituent un langage visuel. La deuxième tendance établit quant à elle un rapport esthétisant aux choses et ne leur fait plus rien dire. Par cette forme de nature morte, on cherche bien plus un plaisir mimétique qu’une communication avec une réalité transcendante. Les choses deviennent des objets, des témoins de la virtuosité technique d’un artiste et de sa capacité à recréer le monde à sa guise. On note là une influence de la commande bourgeoise destinée à décorer des intérieurs en dehors de toute pratique de dévotion privée. Le rapport aux choses se modifie comme en témoignent les sentences de l’académisme au sujet de la nature morte, qu’elle place au degré le plus bas dans la hiérarchie des genres picturaux. Le rapport profane aux choses va de pair avec l’installation d’un rapport profane au monde.

Luis Meléndez, Un trozo de salmon, un limon y tres vasijas (Nature morte au saumon, citron et trois vases), 1772, huile sur toile, 41 × 62,2 cm, Madrid, Museo del Prado

Luis Meléndez, Un trozo de salmon, un limon y tres vasijas (Nature morte au saumon, citron et trois vases), 1772, huile sur toile, 41 × 62,2 cm, Madrid, Museo del Prado

L’œuvre de Luis Meléndez offre un exemple édifiant de la façon dont le statut de signe est peu à peu confisqué aux choses. Bien que ses natures mortes soient formellement proches de celles de ses illustres prédécesseurs Francisco de Zurbarán ou Sánchez Cotán, elles ont toutes été peintes entre 1760 et 1774 pour le compte du Musée d’histoire naturelle. Il s’agit d’un inventaire des fruits et légumes produits dans l’Espagne de l’époque. Les peintures ont donc une fonction avant tout encyclopédique, esthétique et nullement spirituelle. Si nous nous transposons dans le champ français, nous retrouvons une même évolution vers l’esthétisation. Lorsque Diderot s’enthousiasme pour le Bocal d’olives de Chardin au salon de 1763, il écrit les mots suivants :

Jean-Siméon Chardin, Le bocal d’olives, 1760, huile sur toile, 71 × 98 cm, Paris, musée du Louvre

Jean-Siméon Chardin, Le bocal d’olives, 1760, huile sur toile, 71 × 98 cm, Paris, musée du Louvre

« C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont vraiment séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent, c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger, […] ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau. […] Ô Chardin ! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. »

Diderot fait l’éloge de la toile en raison de ses qualités mimétiques. Cette approche de la représentation des choses est la caractéristique fondamentale de la nature morte à partir du XVIIIe siècle. La valeur de l’œuvre est liée à la perfection de son exécution technique mais la chose représentée ne fait plus sens en soi. Les regardeurs goûtent le plaisir que ces couleurs et ces formes procurent à la vue, ce que Duchamp appellera deux siècles plus tard la peinture rétinienne, qui est en fait le triomphe de la peinture décorative.

C’est la raison pour laquelle l’expression de nature morte est sans doute pertinente pour qualifier la représentation des choses telle qu’elle se pratique de la fin du XVIIe jusqu’au début du XXe siècle. En effet, la modernité vit dans une nature qu’elle considère comme morte. En revanche, l’emploi de cette expression pour les bodegónes et autres Stillleben réalisés antérieurement est erroné, puisqu’elles montrent au contraire que l’univers est porteur d’une âme. Ainsi, avec le triomphe de l’académisme et la sécularisation progressive de l’art, les choses perdent leur caractère de signe pour devenir des hiéroglyphes incompris n’ayant d’autres vertus que de se rendre utiles ou agréables à la vue. Les choses n’ont pas de vie et n’ont d’autre sens que celui que nous leur donnons.

Un langage retrouvé

L’une des intentions qui est à nouveau exprimée au XXe siècle, et en particulier dans la création de Marcel Duchamp, vise à extraire les choses de leur dimension strictement esthétique ou fonctionnelle. Lorsqu’en 1913, Marcel Duchamp expose pour la première fois son ready-made Roue de bicyclette, il fait scandale précisément parce qu’il se passe de tout impératif esthétique ou décoratif dans son rapport aux choses. Duchamp montre que les choses sont signifiantes en elles-mêmes et ne sont pas seulement les outils de notre communication. Elles sont les éléments d’un langage propre au monde et non les réceptacles du sens que nous leur prêtons. Il est d’ailleurs éloquent que le premier ready-made soit un objet mouvant et donc doté de sa propre dynamique, de sa propre vie. Une chose en interaction avec le monde au même titre qu’un sujet et qui est en même temps un affront plein d’humour à la fonctionnalité, une roue qui ne peut plus rouler et un tabouret sur lequel on ne peut plus s’asseoir. Dans la même logique, Duchamp crée un écart entre les noms usuels des objets et les titres des ready-mades. Ainsi, il n’a jamais contesté les appellations attribuées à l’urinoir, qu’il s’agisse du nom de Fontaine donné par Alfred Stieglitz, du Bouddha de la salle de bain ou de Madone des toilettes donné par le Mercure de France en 1918. Ce décalage entre la chose et son nom est tout aussi signifiant que le décalage qui existe entre la représentation d’un verre d’eau dans la peinture de Zurbarán et sa désignation comme offrande à la Vierge Marie. De la même manière, la pelle achetée en quincaillerie en 1915 In Advance of the Broken Arm ou la pelote de ficelle À bruit secret nous précisent bien que les choses sont plus que ce qu’elles laissent apparaître. Elles sont porteuses d’un sens qui excède leur fonction ou la seule description de leur forme. Duchamp a recours à un procédé de figuration phonétique proche de celui utilisé par Zurbarán. Lorsqu’il présente un modèle de fenêtre appelé en anglais French window qu’il détourne en Fresh Widow (La jeune veuve, 1920), Duchamp indique que la fenêtre doit faire voir plutôt qu’être regardée. Il invite le regardeur à se rendre au-delà de l’apparence du monde et met les choses par l’humour au niveau de l’esprit.

« Je considère la peinture comme un moyen d’expression, et non comme un but. Un moyen d’expression entre bien d’autres et non pas un but destiné à remplir toute une vie. Il en est ainsi de la couleur qui n’est qu’un des moyens d’expression et non le but de la peinture. En d’autres termes, la peinture ne doit pas être exclusivement visuelle ou rétinienne. Elle doit intéresser aussi la matière grise, notre appétit de compréhension. » [2]

Du point de vue de la modernité, Marcel Duchamp est un réactionnaire tandis que du point de vue de la tradition, c’est un révolutionnaire. Sa vision du monde ne relève pas de la modernité, il réintroduit dans l’art la notion d’invisible. Dans ses entretiens avec Pierre Cabanne en 1966, il s’explique longuement sur les sources d’inspiration du Grand Verre et précise l’importance que revêt dans son œuvre ce qu’il appelle la quatrième dimension.

Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (Le Grand Verre), 1915-1923/1991-1992, réplique réalisée par Ulf Linde, Henrik Samuelsson, John Stenborg, sous le contrôle d’Alexina Duchamp, Huile, feuille de plomb, fil de plomb, poussière et vernis sur plaques de verre, feuille d’aluminium, bois, acier, 321 × 204,3 × 111,7 cm, Stockholm, Moderna Museet

Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (Le Grand Verre), 1915-1923/1991-1992, réplique réalisée par Ulf Linde, Henrik Samuelsson, John Stenborg, sous le contrôle d’Alexina Duchamp, Huile, feuille de plomb, fil de plomb, poussière et vernis sur plaques de verre, feuille d’aluminium, bois, acier, 321 × 204,3 × 111,7 cm, Stockholm, Moderna Museet

« Simplement j’ai pensé à l’idée d’une projection, d’une quatrième dimension invisible puisqu’on ne peut pas la voir avec les yeux. Comme je trouvais qu’on pouvait faire l’ombre portée d’une chose à trois dimensions, un objet quelconque – comme la projection du soleil sur la terre fait deux dimensions- par analogie simplement intellectuelle, je considérais que la quatrième dimension pouvait projeter un objet à trois dimensions, autrement dit que tout objet à trois dimension que nous voyons froidement, est une projection d’une chose à quatre dimensions que nous ne connaissons pas. C’était un peu un sophisme mais enfin c’était une chose possible. C’est là-dessus que j’ai basé la Mariée dans le Grand Verre. »

Les œuvres de Zurbarán comme celles de Duchamp nous présentent un univers sans objets où tout, y compris les choses, sont des sujets. L’objet ob jectum étant ce qui est jeté devant moi, un obstacle qui se présente. Tandis que la chose cosa, est une réalité matérielle ou immatérielle. La différence fondamentale entre ces termes est que l’objet n’existe que par rapport à moi tandis que la chose existe par elle-même indépendamment du fait que j’existe ou non. Les ready-mades détruisent les objets pour repeupler l’univers de choses.

Interviewé par Philippe Collin qui lui demande comment regarder un ready-made, Duchamp répond : « Il ne doit pas être regardé au fond, il est là simplement. On prend notion par les yeux qu’il existe [3]. » En donnant un nouveau statut aux choses, Marcel Duchamp nous indique que l’existence est dans les choses et pas seulement dans celui qui les regarde. Sans jamais convoquer un vocabulaire théologique voyant dans les choses les signes du divin, Duchamp nous invite à prendre conscience d’une existence en dehors de nous-même et par conséquent à établir un rapport d’empathie avec l’univers.


Notes

[1] On retrouve cette cohabitation entre lune argentée et soleil doré dans nombre de crucifixions comme celles de Pesellino conservé à la National Gallery de Washington, la Crucifixion de Raphael (1502) conservée à la National Gallery de Londres ou encore la Crucifixion de Crivelli (1485) conservée à la Brera de Milan.

[2] Tiré de « A Conversation with Marcel Duchamp and James Johnson Sweeney », interview au musée d’Art de Philadelphie, 1955, NBC.

[3] Marcel Duchamp et Philippe Collin, Marcel Duchamp parle des ready-made à Philippe Collin, Paris, L’Échoppe, 1998.

Bibliographie

Marcel DUCHAMP et Pierre CABANNEMarcel Duchamp. Entretiens avec Pierre Cabanne (1967), Paris, Somogy, 1995.

Julián GÁLLEGO, Vision et symboles dans la peinture espagnole du Siècle d’or, Paris, Klinksieck, 1968.

Juan Luis  GONZÁLEZ GARCÍA, Imagenes sagradas y predicacion visual en el siglo de oro, Madrid, Akal, 2009.

Émile MÂLEL’art religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Âge (1898), Paris, Armand Colin, 1986.

_____, L’art religieux après le Concile de Trente. Étude sur l’iconographie de la fin du XVIe, et du XVIIe siècles en Italie, en France, en Espagne et en Flandre, Paris, Armand Colin, 1932.

Arturo SCHWARZ, La Mariée mise à nu, Marcel Duchamp, même, Paris, Fall, 1974.

Lawrence D. STEEFEL JR.The Position of La Mariée mise à nu devant ses célibataires, même in the stylistic and iconographic development of the art of Marcel Duchamp [inédit], thèse de doctorat, Princeton University, 1960.


Amaru Lozano-Ocampo est diplômé de Sciences Po Paris. Il poursuit un doctorat en esthétique et philosophie de l’art à Paris IV. Sa thèse porte sur la notion de ténèbres à la charnière du XVIe et du XVIIe siècle.

 

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