n° 110 | Objets, déchets | Isabelle Bellin – Christian Duquennoi

Les déchets qui font partie de notre quotidien sont devenus un objet d’étude pour des scientifiques qui envisagent ici leur dimension matérielle et technique, mais aussi anthropologique, sociologique, économique, philosophique, politique, écologique. Si cet objet est privilégié depuis très longtemps pour rendre compte de sociétés disparues, il permet aussi de faire un portrait en creux de notre société contemporaine prise dans ses contradictions. Des expériences sont imaginées, qui laissent penser que notre monde serait là aussi en mutation.

Laurence Bertrand Dorléac

Du système d’objets au système de déchets

Isabelle Bellin- Christian Duquennoi

Les déchets font partie intégrante de notre quotidien, mais la poubelle nous interpelle dès qu’elle déborde. Le déchet est devenu un sujet de société voire d’actualité : trafics de déchets toxiques, enfouissement des déchets radioactifs, déchets de plastique dans les océans, entre autres, sont devenus des « problématiques » qui échappent à la trivialité. En excès, certains déchets se sont désormais hissés au rang d’objets d’étude pour des ingénieurs, des économistes, des sociologues, voire des philosophes.

Plongée dans notre système de déchets

L’idée que les déchets sont des objets dignes d’intérêt pour analyser et décrire un groupe humain, ses comportements, ses activités, son niveau économique, culturel et social n’est pas nouvelle. On rapporte souvent cet aphorisme de Marcel Mauss (1872-1950), un des fondateurs de l’anthropologie : « Ce qu’il y a de plus important à étudier dans une société, ce sont les tas d’ordures » (1), (2). C’est à partir des années 1970 que de véritables méthodes d’analyse des déchets ont été conceptualisées, indépendamment, par le géographe Jean Gouhier en France et l’archéologue William Rathje aux Etats-Unis (3), (4). Tous deux ont fait émerger une « science des déchets », ancrée dans les sciences humaines : une « rudologie » chez nous et une « garbology » outre-Atlantique. Leur postulat de base pourrait se résumer à « Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es ».

C’est aussi dans les années 1970 que le philosophe Jean Baudrillard décrit et critique la société de consommation et son « système des objets » (5), (6). Un système d’objets dont la consommation explose dans les années 1960 et dont résulte une production croissante de déchets : la production estimée de tous les déchets solides de l’ensemble de l’humanité serait passée d’environ 3 milliards de tonnes par an dans les années 1960 à près de 15 milliards de tonnes par an aujourd’hui (7).

Quelle quantité de déchets cela représente-t-il à notre échelle ? On est tenté de répondre en considérant notre poubelle domestique, ce que l’on nomme officiellement déchets ménagers : 430 kg par personne et par an en 2014 en France (chiffre Ademe[1])… Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : si l’on comptabilise tous les déchets produits en France, incluant les déchets de l’artisanat, des services, des industries, du bâtiment et des travaux publics, dont nous sommes tous les usagers et les consommateurs, ce sont 5 tonnes par personne et par an. Et ce n’est pas tout : la part la plus énorme est constituée par ce que les économistes appellent les « flux cachés », les déchets qui résultent de l’extraction des matières premières et des énergies fossiles, des terres ou des stériles miniers laissés sur place, des combustibles ou des produits utilisés lors de la fabrication ou du transport ailleurs des produits que l’on consomme ici… En tout, ce sont 40 tonnes de déchets que chaque Français produit chaque année à l’échelle planétaire (8).

Déchet ou ressource ?

Cela étant dit, les déchets sont une fatalité. Pour un organisme vivant, en produire est même signe qu’il est en vie : tout métabolisme, de la cellule au corps humain en passant par la bactérie, produit des déchets après avoir consommé des ressources. Cette fatalité est néanmoins bien plus délicate à cerner qu’elle n’en a l’air (cf encadré). Quand on tente une approche scientifique, épistémologique, de la notion de déchets, on est rapidement confronté à sa relativité. Des expériences de pensée extrêmement simples permettent de mettre en évidence la frontière floue qui existe entre le « déchet » et le « non-déchet », un flou lié en particulier à l’absence de cadre transdisciplinaire qui rendrait intelligibles les propriétés générales de ces choses que l’on qualifie de déchets.

Les déchets organiques sont-ils des déchets ?

Les déchets alimentaires, déchets verts, déchets agricoles et sylvicoles, déchets issus des industries agroalimentaires ou de la restauration, qu’on appelle communément déchets organiques étaient le plus gros tonnage de déchets en France jusqu’en 2014. Mais compte-tenu, entre autres, du fait qu’ils sont biodégradables (ils constituent une source d’alimentation pour certains micro-organismes), une bonne partie a disparu de notre comptabilité nationale, sous l’impulsion de l’Europe : les déchets de l’agriculture et de la sylviculture sont devenus des ressources. Ce sont les déchets agricoles réutilisés sur l’exploitation, les fumiers, les lisiers, la paille laissée sur place après la moisson ou le bois après l’exploitation forestière. Dans notre bilan national, les déchets organiques ne représentent plus que 5 %. Et bien triés, ils disparaitront totalement du tableau, transformés en compost, fertilisant, énergie ou chaleur par compostage ou méthanisation.

Une économie économe

La nature, elle, n’a pas besoin de cadre transdisciplinaire pour fonctionner harmonieusement et à l’économie, au sens propre du terme. Dans de nombreux écosystèmes, les déchets organiques générés par des « producteurs primaires » (par exemple les végétaux) et par des « consommateurs » (par exemple les animaux herbivores) sont consommés par les organismes qualifiés de « recycleurs » (par exemple les bactéries, les champignons, les vers de terre et les arthropodes). Les déchets des recycleurs deviennent à leur tour des nutriments pour les producteurs primaires : la boucle est bouclée !

Le concept « d’économie circulaire », né à la fin des années 1970, s’inspire de ce fonctionnement des écosystèmes (9). Il s’agit concrètement de transformer notre modèle économique dominant, qualifié de linéaire et schématisé par la figure suivante :

en un système économique plus durable fonctionnant en boucle :

Schéma d’après P. Breteau et M. Vaudano, Le Monde.

L’économie circulaire consiste à économiser les matières premières en consommant moins, en écoconcevant, en recyclant ; à échanger entre entreprises, au niveau local, des flux liquides, solides ou gazeux, déchets pour les uns, ressources pour les autres ; ou encore à réutiliser ce qui peut l’être, une pratique ancestrale remise au goût du jour, accompagnée de nouvelles solutions qui ne sont pas toutes du ressort de la technologie mais souvent du simple bon sens comme les « supermarchés inversés », des déchèteries bien organisées où chacun peut venir gratuitement récupérer ce dont d’autres ne veulent plus.

Un monde en transition

Au-delà des seules approches gestionnaires et de maîtrise technicienne du déchet, nous voyons depuis peu éclore un peu partout des initiatives qui participent à ce changement de paradigme (10), à de nombreux niveaux de nos sociétés, de la décision politique à l’action citoyenne. Citons l’interdiction des sacs en plastique à usage unique en France depuis janvier 2017, le mouvement « zéro déchet-zéro gaspillage » dans lequel s’inscrivent aussi bien les citoyens que les collectivités (150 territoires y adhèrent en France) ou encore les initiatives de ramassage (#1 déchet par jour, #5minutesbeachcleanup, Initiatives océanes de Surfrider, plogging[1], etc.).

Nous sommes clairement les premiers concernés par cette transition via nos modes de consommation et nos comportements individuels. Nous avons un fantastique impact potentiel sur la production globale de déchets. De nombreuses actions sont possibles, beaucoup sont déjà engagées comme choisir ce que l’on achète, résister au low cost, acheter durable, réapprendre à réparer, réutiliser, mieux trier, partager, bouder massivement un produit mais aussi reconsidérer nos déchets, non plus comme des « excrétions » mais comme notre propre (et pas sale !) production (11) que l’on peut très bien valoriser soi-même, en compostant les déchets organiques par exemple.

Les promesses de la systémique

Les déchets sont un sujet de société, éminemment complexe, qui traverse et convoque de nombreuses disciplines scientifiques. Ce que Cyrille Harpet (2) résume très bien en évoquant à leur propos « une notion qui importe autant par sa matérialité que par le chapelet conceptuel qu’elle égrène ».

De fait, la matérialité des déchets fait l’objet de recherches en physique, en chimie, en science des matériaux, en génie des procédés : ces disciplines s’attachent à séparer et transformer les matières que l’on retrouve souvent en mélanges et assemblages complexes dans les déchets. On fait également appel aux biotechnologies qui exploitent la capacité des micro-organismes à transformer les déchets organiques en potentielles ressources, comme par exemple lors de la méthanisation qui permet d’obtenir du gaz méthane à partir de la digestion de déchets agricoles ou alimentaires par des micro-organismes.

Quant au « chapelet conceptuel » égrené par la notion de déchet, il touche l’ensemble des sciences humaines et sociales, des sciences économiques aux sciences politiques en passant par l’anthropologie, les sciences sociales, les sciences de l’organisation, etc.

À la frontière des sciences dites « de l’homme » et de celles dites « de la nature » est apparu un cadre théorique, nommé « systémique » dès les années 1950, enrichi scientifiquement depuis les années 1970. Aborder la notion de déchet dans ce cadre conceptuel apporte des résultats particulièrement prometteurs (12) d’un point de vue non seulement théorique mais aussi pratique dans un contexte où le débat fera peut-être bientôt rage, si ce n’est déjà le cas, entre tenants du « zéro déchet », partisans de l’économie circulaire, sceptiques d’une gestion industrielle « high tech » des déchets, défenseurs de la décroissance ou fidèles du « business as usual ». Un débat initié par quelques précurseurs il y a plus de 50 ans comme Kenneth Boulding (1910-1993), économiste et philosophe américain qui expliquait qu’il fallait se détacher de l’économie de cow-boy, celle du gaspillage, pour se rapprocher de l’économie de cosmonaute, qui ne gaspille pas et n’utilise que les ressources dont il dispose (13).

[1] Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie.

[2] Venu de Suède, le plogging consiste à ramasser des déchets en faisant son jogging.


Bibliographie sélective

(1), Jacques Soustelle,  Les quatre Soleils, Plon, Paris, collection Terre Humaine, 1967.

(2), Cyrille Harpet, « Du déchet : philosophie des immondices. Corps, ville, industrie », L’Harmattan, Paris, 1999.

(3), Jean Gouhier,  « Les significations du déchet : le marginal interroge sur l’essentiel », Université du Maine, 1987.

(4),William Rathje, Richard R. Wilk, « Household Archaeology », American Behavioral Scientist, 25. 6 (1982): 617–39.

(5), Jean Baudrillard,  Le Système des objets, coll. Les Essais, Gallimard, Paris, 1968.

(6), Jean BaudrillardLa Société de consommation, Gallimard, Paris, 1970.

(7), Christian Duquennoi,  Les déchets, du Big Bang à nos jours, Quae, Versailles, 2015.

(8), Isabelle Bellin, Christian DuquennoiDéchets : changez-vous les idées ! , Quae, Versailles, 2018

(9),Vincent Auriez, Laurent GorgeaultEconomie circulaire, De Boeck Supérieur, Paris, 2016.

(10), Baptiste MonsaingeonHomo detritus, Anthropocène, Seuil, Paris, 2017.

(11), Gérard BertoloniLe déchet, c’est les autres, Erès, Toulouse, 2006.

(12), Christian Duquennoi, « A general systemic concept of waste », article à paraître, 1er semestre 2019.

(13), Kenneth, Oulding, The Economics of the Coming Spaceship Earth, H. Jarrett (ed.), 1966.


Isabelle Bellin est journaliste scientifique indépendante. Depuis plus de 20 ans, elle vulgarise des thématiques aussi variées que l’environnement, l’énergie, les technologies ou la science des données pour La Recherche ou Les Échos, des revues spécialisées, des agences de presse… Elle contribue également à la communication scientifique de divers instituts de recherche ou organismes institutionnels.

Christian Duquennoi est ingénieur de recherche, spécialiste des bioprocédés de valorisation des déchets, à Irstea (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture). Depuis de nombreuses années, il s’intéresse à ce curieux objet de recherches pluridisciplinaires par essence, les déchets, bien au-delà des technologies permettant leur traitement ou leur valorisation.

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