n° 102 | Les albums de Yoko Ono | Prudence Bidet

Prudence Bidet étudie les albums de Yoko Ono qui mélange tout : la musique, la politique et l’autobiographie. Moins étudiés que le reste de ses créations, ces objets singuliers, surtout les premiers albums solos, contiennent de fortes charges symboliques en affichant son désir de libération. Dans son quatrième album, en particulier, Feeling The Space (1973), elle rend hommage aux femmes en les invitant à l’action par les images, les mots et les sons.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire de la Fondation Hartung-Bergman

Les albums féministes de Yoko Ono : des « choses » ambivalentes, politiques et autobiographiques

Prudence Bidet

 

Yoko Ono est une artiste prolixe, et pourtant ses œuvres les plus accessibles sont paradoxalement les moins étudiées : ses premiers albums solos, personnels et politiques sont des objets multidisciplinaires et des ponts entre son travail sonore, ses œuvres visuelles et sa création littéraire. Ils synthétisent ses thématiques récurrentes à travers différents niveaux de lecture.

Formation musicale

Jeune, Yoko Ono évolue dans un univers sonore très varié. Son père est marqué par la musique occidentale et lui apprend le piano tandis qu’elle suit des cours de chants lyriques, des grands airs d’opéras classiques aux lieder romantiques. S’éduquer à la musique savante européenne est une obligation pour les jeunes filles japonaises, formées à la pratique de la calligraphie, de la danse et de l’art du thé. Sa mère musicienne lui transmet les codes d’écriture et de composition liés à la musique traditionnelle japonaise.

Ce double héritage développe son bilinguisme musical. Lorsque sa famille quitte le Japon pour les États-Unis en 1952, elle entre au Sarah Lawrence College, y découvre la musique savante du XXe siècle, Schoenberg et Webern, et la technique lyrique du sprecht gesang (parlé-chanté). Elle développe progressivement une pratique vocale singulière, puisant dans le style lyrique européen et la technique japonaise hetai, issue du théâtre kabuki (vibratos irréguliers et très saccadés, fluctuation des sons très large entre le grave et l’aigu). L’intensité et l’expressivité de cette pratique sont surtout dues à l’implication physique qu’elle requiert ; le chanteur doit forcer sur sa voix à partir de la gorge, et la douleur, souvent inévitable, vient réveiller l’empathie du spectateur. L’idée est de faire entendre aussi bien le son produit que l’effort physique de l’artiste. Le contrôle et la maîtrise de soi doivent être visibles, pour que le chant soit expressif.

Premières créations sonores

Ono se marie en 1955 et s’installe à New-York. Elle y rencontre John Cage et LaMonte Young, avec qui elle organise différents events dans son loft du 112 Chambers Street, entre décembre 1960 et juin 1961. Elle y présente ses premières œuvres plastiques mais aussi ses premières choses sonores, des instructions musicales, qu’elle publie en 1964 dans Grapefruit, un recueil d’instructions. À la fois graphiques et conceptuelles, ses premières partitions donnent autant d’importance aux mots qu’aux notes, au fur et à mesure exclusivement littéraires, autant de consignes en forme de haiku. Ono y propose de transformer les bruits en sons, et partage avec Fluxus la conception d’un art du quotidien : toutes les choses (objets ou événements) ont un intérêt esthétique.

Unfinished Music n°1 : Two Virgins. 1968. Couverture Recto. Apple Records. Droits réservés : Yoko Ono-Apple Records.

Elle rencontre Lennon en 1966. Leur couple devient une œuvre à part entière et leur rencontre signe le début d’une collaboration musicale et artistique très intense. Les trois premiers albums de Yoko Ono, expérimentaux, sont co-réalisés par Lennon, tandis que leur premier album commun, Two Virgins, est censuré à sa sortie : sa couverture présente au public le corps des artistes sans artifice.

 Dualités

Le premier album solo d’Ono, Yoko Ono / Plastic Ono Band, est expérimental et surtout instrumental. Il est réalisé en même temps que celui de Lennon, John Lennon / Plastic Ono Band, en 1970, avec le même groupe et partage de nouveau sa couverture : les deux artistes sont allongés dans l’herbe, en harmonie avec la nature, une nouvelle référence à la Genèse et à leur premier album et à la complémentarité des sexes.

Fly, 1971. Couverture Recto. Apple Records. Droits réservés : Yoko Ono-Apple Records.

Fly sorti en 1971, est entièrement réalisé et conçu par Ono, entourée par Clapton et Lennon. Elle organise son album en deux parties. La première est consacrée aux chansons à danser, écrite dans un style rock’n roll et associé au Yang, la deuxième s’organise autour d’un système numérique assez complexe, associé au Yin. Chaque chanson se voit attachée un chiffre, qui renvoie chacun à une partie du corps. Ce procédé s’inspire de celui des compositeurs dodécaphoniques du début du XXe siècle, et explicite la volonté d’Ono de réaliser un album double, pour le corps et l’esprit, masculin et féminin.  Cette recherche d’équilibre et de complémentarité est récurrente dans son travail plastique, et n’est pas le seul point commun de Fly avec ses œuvres antérieures. Le titre de l’album fait référence à trois autres de ses créations. La première est une instruction de 1963 : « Fly Piece: Fly ». L’artiste invite à la liberté et l’imagination devient un outil pour échapper à la condition humaine, plus spécifiquement à celle de la femme oppressée. Elle est le sujet d’un de ses films, Fly (1970), réalisé avec Lennon : une mouche (fly en anglais) vole au-dessus du corps immobile d’une femme pendant 25 mn. La bande son n’est autre que la piste Fly, éditée sur l’album éponyme ; la voix d’Ono, enregistrée à l’envers, imite le vol de mouche. L’artiste est symbolisée à la fois par la femme offerte et par la mouche, qui trouve sa liberté en s’envolant par la fenêtre. Sa recherche d’émancipation réussit en décembre 1971, lorsqu’Ono organise son exposition virtuelle, au Museum of Modern [F]art. Elle annonce dans la presse un One Woman Show au MoMA. L’événement n’a pas lieu, mais l’artiste publie un catalogue dans lequel elle présente les œuvres virtuellement exposées, dont un bocal géant contenant son volume en mouches.

La couverture de ce premier album est à la fois un portrait et une carte de visite. Réalisée par George Maciunas, artiste Fluxus, elle morcelle comme la caméra dans Fly, le corps de Ono, en donnant à voir sa jambe habillée d’un bas et son visage. Celui-ci se retrouve à la fois sur la pochette, sur le vinyle et sur un poster contenu à l’intérieur de l’album, sur lequel figure aussi Lennon. Ces trois niveaux de représentation forment un triptyque qui a la femme créatrice pour sujet, et met en avant ses différents personnages : artiste d’avant-garde proche du mouvement Fluxus, icône de la pop-culture, nouvelle célébrité. Son visage devient ainsi un motif, et se retrouve sur ses albums solos suivants, de plus en plus politiques.

 Des albums miroirs

En 1972, Some Time In New York City, co-produit par le couple, est mal reçu par la critique comme par le public du fait de son contenu politique. Ono est accusée de manipuler Lennon, d’être à l’origine de leur militantisme, et se voit surtout présentée comme une castratrice, une « femme de » opportuniste. Si l’artiste en souffre, elle reprend ces critiques à son avantage et les réutilisent pour mieux les dénoncer.

Approximately Infinite Universe. 1973. Couverture Recto. Apple Records. Droits réservés : Yoko Ono-Apple Records.

Approximately Infinite Universe sort en janvier 1973, et a pour principal sujet les inégalités homme/femme et le mal-être qu’elles engendrent. Ono s’y exprime à la première personne, raconte des histoires à la manière de petits contes et utilise l’expressivité de sa voix pour rendre audible la douleur de ses personnages, le plus souvent féminins. Elle se fait porte-parole des femmes en souffrance, utilise sa technique vocale pour faire entendre l’épreuve physique et expose une nouvelle fois son visage en couverture, comme une signature.

C’est aussi à la veille de la séparation du couple Lennono que la chanteuse récupère paradoxalement son image de veuve noire mystérieuse dans Feeling the Space, sorti en novembre 1973. Ouvertement féministe, ce quatrième album solo est dédicacé aux femmes mortes de douleur et de chagrin, ou internées pour s’être opposées à l’ordre patriarcal. Ono y évoque avec plus ou moins d’ironie les sorcières, les mauvaises épouses ou les femmes trompées, et propose avec Woman Power un hymne à la révolution, écho à son manifeste politique, « The Feminization of Society », paru en 1972 dans le New York Times. Pour la couverture, Ono réalise un montage sur lequel elle apparaît dans deux espaces-temps distincts : chef d’une caravane, meneuse d’homme, elle remplace aussi le visage du sphinx égyptien par le sien. L’artiste confère à son portrait des dimensions monumentales et se charge de sa postérité, en s’ancrant dans la mémoire collective comme un être mythologique et intemporel. Cette dimension magique plus bienveillante que malfaisante se retrouve au verso de la pochette : Ono réalise un montage pour reproduire l’image de son œil, œil démiurge et créateur. Elle morcelle son corps une nouvelle fois, pour jouer avec le mystère qui entoure son personnage médiatique.

Un engagement corporel, esthétique et politique

En 1964 Yoko Ono présente Cut Piece, son œuvre la plus célèbre. Dans cette performance, elle se tient immobile sur scène, et le public est invité à venir découper ses vêtements à l’aide d’une paire de ciseaux. La forme minimaliste de cette création polysémique met en avant le don du corps de l’artiste, la vulnérabilité du corps des femmes et le rôle décisif du public. La maîtrise de soi et la passivité tendent à se confondre pour dénoncer la chosification du corps des femmes. Postérieurs, les autres albums ont tous des points communs avec Cut Piece et peuvent être perçus comme des prolongements sonores et iconographiques de la démonstration corporelle : Fly présente Ono comme une artiste conceptuelle, d’avant-garde. Approximately Infinite Universe expose les symptômes d’une société patriarcale, violente et inégalitaire.

Feeling The Space. 1973. Couverture Recto. Apple Records. Droits réservés : Yoko Ono-Apple Records.

Feeling the Space pousse les femmes à l’action et invite à la révolution. Le message féministe véhiculé par Ono est rendu volontairement accessible par le choix d’un format et d’un style musical populaire, promouvant un art pour tous. L’effort d’empathie et de dramaturgie qu’elle réalise résonne aussi avec sa conception universaliste de l’expérience esthétique et plus encore sonore, qui s’appuie sur une complémentarité nécessaire entre la conceptualisation et le ressenti. Pièces d’un même puzzle, les albums d’Ono possèdent tous un « air de famille ». Singuliers, ils sont aussi reliés par un jeu de références qui révèle l’homogénéité d’un travail multidisciplinaire encore en cours.


Indications bibliographiques

 COTT Jonathan, DOUDNA Christine (dir.), La ballade de John and Yoko, Denoël. Paris, 1982.

HASKELL Barbara, HANHARDT John, Yoko Ono Arias and objects, Gibbs-Smith Publisher, Salt Lake City,1991.

ILES Chrissie, ONO Yoko (dir.), Yoko Ono: have you seen the horizon lately ? , Museum of Modern Art, Oxford, 1997.

MUNROE Alexandra, HENDRICKS Jon (dir.), Yes: Yoko Ono, Japan Society and Harry N. Abrams, New York, 2000.

ONO Yoko, « The Feminization of Society » NY Times, 23 février 1972, en ligne : http://www.nytimes.com/1972/02/23/archives/the-feminization-of-society.html

PFEIFFER Ingrid, HOLLEIN Max (dir.), Yoko Ono: Half-a-wind show: a retrospective, Prestel, Francfort, 2013.

RASPAIL Thierry (dir.), YOKO ONO Lumière de l’aube, Somogy, Lyon, 2016.


Prudence Bidet, licenciée en Musicologie, a une formation classique en percussions au Conservatoire d’Angers. Après une licence puis un Master de Recherche en Histoire de l’Art, ses recherches portent sur le corps de l’artiste femme, à la fois créateur et création, outil et réalisation. Elles se focalisent pour l’instant sur la question du corps et de sa mise en scène, et se focalisent sur le travail de Diane Torr, artiste de performance à l’origine du mouvement drag king, et sur celui de Yoko Ono.

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