n° 98 | La part des femmes au musée | Charlotte Foucher Zarmanian

Charlotte Foucher Zarmanian est connue pour étendre le périmètre des recherches consacrées aux  femmes. Ici, elle étudie la question de la conservation des choses au Musée National des Arts et Traditions Populaires créé en 1937. En observant de près le travail au Musée d’Agnès Humbert et de Suzanne Tardieu, elle éclaire leur relation singulière aux objets mineurs, fruits de savoir-faire qui assurent un lien entre l’art et les formes, entre l’art et la vie.  Elle nous fait découvrir leurs points de vue singuliers en matière de muséographie et de scénographie des collections : au-delà du plaisir esthétique, il s’agit de faire du Musée un laboratoire de recherche scientifique en intéressant le public à la part « sociale » de l’art.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire de la Fondation Hartung-Bergman

Agnès Humbert, Suzanne Tardieu et les choses ethnographiques

Charlotte Foucher Zarmanian

Fig.1. Agnès Humbert devant sa bibliothèque, vers 1935, Paris, coll. privée © DR.

Produire, consommer, collectionner des choses, le périmètre des recherches est déjà bien engagé pour ce qui concerne la part féminine de ces histoires. Un point aveugle demeure cependant, celui relatif à la conservation des choses. Les femmes furent-elles absentes ? Ou, plus plausible, ont-elles joué un rôle dans des enclaves spécifiques et moins visibles ? Une réflexion portant sur les choses ethnographiques, dans le cadre précis du MNATP, permettrait de livrer quelques réponses. Créé en 1937, ce musée est voué à la valorisation de collections ethnographiques relatives au domaine français « dans ses aspects les moins officiels, les plus populaires, les plus quotidiens » (Weber, 2003). Avec Georges Henri Rivière, André Varagnac ou Louis Dumont, deux historiennes de l’art notamment participent à sa mise en place : Agnès Humbert qui défend la patrimonialisation d’une culture ouvrière (Foucher Zarmanian, 2017) et Suzanne Tardieu qui fait des arts domestiques un véritable champ d’études. Un bref retour sur leurs parcours permet d’examiner leur rapport aux choses, tout en questionnant ces choses comme pouvant aussi être des choses de femmes.

De la dignité des choses

S’intéresser aux choses ethnographiques invite à redéfinir notre perception de ce que nous entendons par « art ». L’art doit-il uniquement être grand, précieux, unique ? Ou peut-il être autre : quotidien, familier, utile, vernaculaire, vulnérable ? Pour Humbert et Tardieu, la connexion de l’art à la vie est centrale. La rubrique

Fig.2. A. Humbert, « L’art dans la vie. Folklore et musée », Clarté n° 8, mars 1937 © DR.

« L’art dans la vie » qu’Humbert pilote pour la revue antifasciste Clarté livre des articles engagés, comme celui redéfinissant le folklore qui ne doit plus être cantonné à une culture poussiéreuse, une culture assignée au féminin au sens de modeste et dévaluée, mais devenir un champ d’études, celui de « l’ethnographie » (Humbert, 1937). Humbert plaide non seulement pour la préservation des choses de l’art populaire, mais aussi pour la préservation moins évidente des savoir-faire. Dans ses travaux, elle s’intéresse autant aux poteries populaires, à une exposition réalisée par des travailleurs qu’à l’histoire des fêtes révolutionnaires.

Pour Suzanne Tardieu, entrée au MNATP en 1940, puis nommée cheffe du service des collections en 1943, l’enjeu est de légitimer les arts domestiques. Il s’agit de leur conférer un statut patrimonial qui est moins annoncé en termes politiques comme chez Humbert, mais dont l’objectif de réévaluation n’en est pas moins ambitieux. Car les arts domestiques sont très hétérogènes, ils répondent non seulement à des fonctions pratiques, relatives à la manière de se chauffer, de s’éclairer, de cuisiner, de manger, de laver, mais témoignent aussi de rites, de modes de vie (un diplôme de communiante, des archives familiales).

De l’inventaire au musée

De 1937 à 1940, Humbert réalise avec Dumont un inventaire des objets ayant appartenu à l’ancien musée d’ethnographie du Trocadéro et destiné à constituer les premiers fonds du MNATP. Cette mission de classement (4000 objets en 1939) croît fortement entre 1941 et 1946, notamment grâce à Tardieu qui constitue un répertoire de plus de 35 000 fiches sur l’équipement domestique.

Pour enrichir les collections et leur documentation, Tardieu et Humbert ont aussi recours à l’observation participante. Humbert collabore en 1938 à la mission Sologne, première grande enquête collective destinée à documenter l’un des musées de plein air en régions qui doivent compléter le musée parisien.

Fig.3. Mlle Girbal répondant aux questions de S. Tardieu, recherches coopératives pour le programme sur l’Aubrac (1964-1966), Marseille, Photothèque du MUCEM. (c) Mucem.

Et Suzanne Tardieu multiplie les missions pour construire un fonds d’arts et d’objets domestiques.

Sans négliger les archives notariales, une observation directe chez les villageois.e.s., et notamment « une visite dans les dépendances […], peut se révéler fructueuse. Il est possible d’y trouver des éléments mobiliers qui ont connu des heures de gloire, et qui s’y trouvent abandonnés, dont la fonction s’est complètement transformée » (Tardieu, 1976). D’une approche micro de l’objet à des conclusions plus macro, l’ensemble de ces éléments contribue à l’analyse de l’évolution d’un matériel domestique au cours d’une vie humaine, et plus largement au sein d’une société locale, qu’il va maintenant falloir montrer.

Fig.4. Affiche « Objets domestiques des provinces de France dans la vie familiale et les arts ménagers », exposition MNATP, 1953 © DR.

Agnès Humbert a participé à la scénographie de la première galerie d’exposition du MNATP sur le « peuple de France, ses métiers et ses loisirs », comme le révèle un plan daté de 1936 où cohabitent, dans un même espace, des cadres de vie, des pratiques culturelles, des traditions et objets folkloriques. Toutefois, ce premier plan est modifié par Rivière : la rétrospective sur l’évolution ouvrière proposée par Humbert disparait de la salle des villes, comme la section sur la mine, au profit d’une présentation plus globale des quartiers populaires et de leurs fêtes, des artisans et de leurs instruments de travail.

La thèse de Tardieu sur les objets domestiques « foyer-chaleur » lui offre aussi l’occasion de livrer une étude critique sur le musée qui « ne doit pas être seulement […] un musée renfermant de beaux objets [mais] doit tendre de plus en plus à devenir un laboratoire de recherche scientifique. » (Tardieu, 1945). Son important travail de recensement va dans ce sens et permet de dresser un bilan positif de ce que possède alors le MNATP et négatif en pointant les vides à combler.

Choses de femmes

Ces choses ethnographiques qu’elles ont contribuées à valoriser prennent racine dans cette vision du folklore qu’Humbert estimait surannée : « activité tout indiquée pour ‘dames du monde’ de culture moyenne » (Humbert, 1937). S. Tardieu l’explique aussi plus concrètement à propos de son travail sur le terrain et du type de personnes enquêtées, souvent des personnes âgées, « et on s’en rend assez vite compte des femmes en particulier ». Au sujet du trousseau et du linge de maison, elle écrit qu’il forme « le ‘patrimoine de la femme’ : [e]lle l’apporte en mariage, elle en est la gardienne, elle se doit de l’entretenir pour pouvoir le transmettre » (Tardieu, 1986). On est alors dans ces années où l’histoire des femmes est en cours de construction, notamment grâce aux travaux d’Yvonne Verdier qui publie Façons de dire, façons de faire. Dans cette analyse de la vie paysanne des femmes au cœur du châtillonnais, l’ethnologue montre que si la langue (dialectes régionaux) prend une place importante, on s’en rend assez vite compte, les choses (ustensiles, outils) se substituent à la parole pour devenir langage (Verdier, 1979).

En 1953, Suzanne Tardieu parle du caractère attachant de ces objets régionaux. Humbert défend la sauvegarde d’une culture populaire. Certes les actions de ces femmes, leurs discours, sont marqués par leurs propres subjectivités, très différentes d’une Agnès Humbert engagée à une Suzanne Tardieu consciencieuse, mais comme l’explique Daniel Fabre: « quoiqu’il en soit, c’est la même sensibilité diffuse, génératrice d’une multiplicité de transports émotionnels, qui s’affirme autant dans les engagements militants les plus sereins que dans les vocations professionnelles les plus sévères » (Fabre, 2013).

Au sein d’une historiographie où le patrimoine s’appréhende de plus en plus comme un lieu sensible, Humbert et Tardieu pourraient apparaître comme des médiatrices, des passeuses « ayant soin » de ces choses, selon l’acception du care, cet ensemble de pratiques qui repose sur la sollicitude, le soin et la responsabilité et qui s’appuie sur deux constantes étroitement corrélées que l’on rattache plutôt au féminin : la division sexuelle du travail et sa dévalorisation (Ibos, 2012). Dans le cas de Suzanne Tardieu, on pourrait même dire que se met en place une chaîne du care, au sens où ces choses féminines passent dans d’autres mains – des mains de conservatrice – et sont rendues visibles, tout particulièrement auprès d’un lectorat féminin.

Fig.5. «La cuisine en plein air, hier », Femina pratique, n° 25, juillet-août 1953, à propos de l’exposition sur les objets domestiques (1953) © DR.

Leur position professionnelle interroge enfin : a-t-on cantonné ces femmes dans des domaines spécifiques, ou ont-elles profité de ces territoires délaissés pour investir le musée ? Légitimité acquise par l’« illégitime » ? Il faudrait pour cela pouvoir les comparer à d’autres parcours féminins et masculins, mais on peut déjà remarquer que si elles occupent rapidement des responsabilités, elles doivent aussi se tourner vers l’enseignement et les visites conférences. Ces activités associées sont tout à fait valorisées dans leur métier, mais peuvent être perçues comme des missions auxiliaires, des sources complémentaires de revenus. Dans la continuité de Michelle Perrot qui invitait à se demander ce qu’est un métier de femme, il convient aussi de réfléchir au type de tâches (médiation, collecte, inventaire) qui serait plus volontiers donné aux femmes qu’aux hommes.

Intégrer les femmes aux processus de connaissance, essayer de mesurer leur action, est déterminant pour une histoire des savoirs qui a longtemps pensé sans elles. Les femmes contribuent-elles à repousser les frontières des espaces savants, à en invalider certains ou à en produire de nouveaux ? Il me semble qu’en voulant redonner vie à des choses oubliées, parce que jugées inesthétiques, utiles et signées de générations anonymes, Humbert et Tardieu illustrent ce que Bernadette Dufrêne suggérait : engager une réflexion sur ce que les patrimoines moins en vue doivent à l’action des femmes. Et sur ce point, on peut dire qu’en œuvrant à une reconsidération des « silences » du patrimoine, ces femmes ont aussi participé à rendre le musée plus concerné par ces choses « féminines » – en lui imposant de s’impliquer davantage dans le social et la société.


Indications bibliographiques


Bernadette
DUFRENE, « La place des femmes dans le patrimoine », RFSIC, n°4, 2014, en ligne, URL : https://rfsic.revues.org/977

Daniel FABRE (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la MSH, 2013.

Charlotte FOUCHER ZARMANIAN, « Agnès Humbert, historienne de l’art », Revue de l’Art, n° 195, 2017, p. 63-69.

Agnès HUMBERT, « L’art dans la vie. Folklore et musée », Clarté, n° 8, mars 1937.

Caroline IBOS, « La mondialisation du care. Délégation des tâches domestiques et rapport de domination », Métropolitiques, juin 2012, en ligne, URL : http://www.metropolitiques.eu/La-mondialisation-du-care.html

Michelle PERROT, « Qu’est-ce qu’un métier de femme ? », Le Mouvement social, juillet-septembre 1987, p. 3-8.

Suzanne TARDIEU, Les objets domestiques « Foyer-chaleur » des collections du musée des arts et traditions populaires, thèse de diplôme, Paris, École du Louvre, 1945.

—–, « Le trousseau et la ‘grande lessive’ », Ethnologie française, t. XVI, n° 3, juillet-septembre 1986, p. 281-282.

Yvonne VERDIER, Façons de dire, façons de faire: la laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979.

Florence WEBER, « Politiques du folklore en France (1930-1960) », Pour une histoire des politiques du patrimoine, Philippe Poirrier, Loïc Vadelorge (dir.), Paris, CHMC, 2003.


Docteure en histoire de l’art, Charlotte Foucher Zarmanian est chargée de recherches au CNRS, affiliée au Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité (LEGS – UMR 8238). Elle a soutenu une thèse de doctorat sur les femmes artistes dans les milieux symbolistes en France, qui a été publiée sous la forme d’un essai chez Mare & Martin en 2015. Ses recherches actuelles portent sur les savoirs artistiques des femmes (XVIIIe-XXe siècles).

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