n° 91 | Le tableau comme chose | Charlotte Guichard

 Charlotte Guichard met en valeur tout ce qui va à l’encontre de l’idéal kantien. Elle travaille à une anthropologie du tableau en montrant que l’art passe aussi par sa matérialité et ce qu’elle nomme son régime pré-esthétique. Elle met en avant ce que la seule vision cache : tout un monde de gestes et de pratiques, toute une relation matérielle et tactile avec l’art. Ce faisant, elle repère deux généalogies distinctes : une approche idéale et une approche triviale qui vient de l’atelier, du cabinet de l’amateur et d’une philosophie matérielle du sujet et des savoirs à l’âge des Lumières.

Laurence Bertrand Dorléac

LA PERTE DE LA CHOSE ?
ÉLÉMENTS POUR UNE ANTHROPOLOGIE MATÉRIELLE DU TABLEAU

Charlotte Guichard

Dans sa Généalogie de la Morale, Nietzsche s’amuse avec ironie de Kant et de son esthétique :

« Est beau, dit Kant, ce qui provoque un plaisir désintéressé. Désintéressé ! Comparez avec cette définition cette autre, d’un véritable spectateur et d’un artiste – Stendhal, qui appelle quelque part la beauté une promesse de bonheur. En tout cas, ici est récusé et rayé le seul aspect du fait esthétique que Kant mette en relief : le désintéressement. Qui a raison, Kant ou Stendhal ? Assurément, lorsque nos esthéticiens, en faveur de Kant, ne se lassent pas de faire valoir le fait que sous la fascination de la beauté on peut contempler d’une façon « désintéressée » même des statues de femmes nues, on est bien en droit de rire un peu à leurs dépens…[ref]Cité dans Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Minuit, 2016, p. 62-63. L’extrait est tiré de la troisième dissertation intitulée : « Quel est le sens de tout idéal ascétique ? »[/ref]».

Esthétique et ascétique iraient ainsi de concert. L’idéal kantien du beau et du goût aurait promu un désintéressement qui allait de pair avec une répression du toucher et une dématérialisation de l’art. La relation à l’art devenait ainsi purement contemplative. Le coup de force théorique de Kant et son importante réception critique dans la philosophie de l’art des XIXe et XXe siècles furent tels qu’ils nous ont rendus presque incapables de comprendre ce que j’appellerai ici le régime pré-esthétique de l’art [ref]Jacqueline Lichtenstein, Les raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Paris, Gallimard, 2014 ; Caroline van Eck, Art, Agency and Living Presence: From the Animated Image to the Excessive Object, Boston, De Gruyter, 2015, p. 131 : « Kant’s epistemological barrier against fetishism » : « Kant’s Critique may accordingly be read as a manœuvre to contain art’s agency… The symbol, or manifestation, of this aesthetic attitude is the museum, where works of art, deprived of their religious status, of their life and death, are exposed to the gaze only of the art lover, and protected by their glass cases from his or her desires and fears ».[/ref]. En mettant en avant le sens de la vision, l’esthétique autour de 1800 occultait tout un monde de gestes et de pratiques artistiques qui avaient pourtant façonné une relation plus matérielle et tactile à l’art. En 1795, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Friedrich von Schiller pouvait ainsi définir des frontières d’humanité arrimées à cette esthétique nouvelle : « Aussi longtemps que l’homme est encore sauvage il ne jouit que par les sens du toucher […]. Dès qu’il commence à jouir avec l’œil et que la raison acquiert pour lui une valeur autonome il est du même coup déjà libre esthétiquement et son instinct de jeu s’est épanoui.[ref]Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. fr., Paris, Aubier, 1943, p. 325.[/ref] »

Il y aurait ainsi deux généalogies de notre rapport à l’art : une approche idéale qui trouve son origine dans la théorie humaniste de l’art et qui insiste sur le triomphe de l’idea et du disegno ; une approche triviale, issue de l’atelier de l’artiste et du cabinet de l’amateur, qui refait surface à l’âge des Lumières, avec l’essor d’une philosophie matérielle du sujet et des savoirs, expérimentale et sensualiste. Comment faire alors l’histoire de cette relation triviale à l’art ? Le triomphe d’une relation contemplative à l’art a occulté cette histoire. Aujourd’hui, dans nos musées, les objets semblent « congelés dans le temps et l’espace. Et pourtant ils ont eux aussi une histoire sociale et sensorielle qui mérite d’être explorée [ref]Constance Classen, « Museum Manners: the Sensory Life of the Early Museum », dans Journal of Social History, vol. 40, n° 4, 2007, p. 896.[/ref]. » C’est ce que nous nous proposons de faire dans les lignes qui suivent.

Petite archéologie des gestes au tableau

Fig. 1 : Hans Memling, Bethsabée sortant du bain, v. 1480, huile sur panneau, 191 × 84 cm, Stuttgart, Staatsgalerie

Dans l’historiographie classique, les gestes qui portent atteinte à l’intégrité matérielle du tableau ont longtemps été compris dans la perspective d’une histoire de l’iconoclasme, de la destruction ou du vandalisme artistique [ref]Dario Gamboni, La destruction de l’art : iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française (1997), Dijon, les Presses du réel, trad. fr. 2015.[/ref]. Par-delà cette histoire, il existe aussi des gestes d’admiration et de création, qui affectent l’intégrité matérielle de l’œuvre (parfois jusqu’à la détruire). Ces gestes, quels sont-ils ? Peut-on en faire l’histoire ? Que nous disent-ils de notre relation à l’art ?

Dans Le Détail, Daniel Arasse a montré – de manière tout à fait contre-intuitive – que découper un tableau, le détailler au sens littéral, avait été une modalité tolérée (sinon tout à fait classique) du rapport à l’œuvre. De nombreux « tableaux », arrivés jusqu’à nous, ont ainsi fait l’objet d’une telle « découpe jouissive du regard » : l’actuelle partie supérieure gauche du tableau de Hans Memling, Bethsabée sortant du bain, v. 1480 (Stuttgart Staatsgalerie), représentant une vue d’architecture, est une modification ultérieure (figure 1). A l’origine, elle comportait une figure du roi David, avec un enfant.

Inscrire l’œuvre de son nom est une autre pratique, attestée dès le seizième siècle en Europe, qui témoigne de l’admiration qu’on lui porte. Ces inscriptions ont fait l’objet de grandes études érudites dans les musées et le marché de l’art : ce sont des marques de collection et de provenance, utilisées pour certifier l’authenticité, reconstituer le pedigree du tableau – et en garantir la valeur économique et symbolique. Mais elles n’ont pas suscité de questionnaire plus théorique : pourquoi marquer une œuvre ?

De nombreux musées exposent des œuvres qui sont empreintes à la cire, ou au fer, par leur propriétaire. Nous sommes habitués à les voir aux revers, mais elles apparaissent aussi parfois à l’endroit du tableau, dans l’espace même de la représentation. Dans une Scène Bachique de Nicolas Poussin (figure 2), on distingue deux numéros en bas à gauche (qui racontent les pérégrinations du tableau dans les collections royales espagnoles) et une croix à la peinture blanche à droite (qui évoque la croix de la Bourgogne dont Philippe V était originaire) [ref]Maria Lopez-Fanjul, Diez del Corral, José Juan Pérez Preciado, « Los numeros y marcs de coleccion en los cuadros del Museo del Prado », dans Boletin del Museo del Prado, t. XXIII, n° 41, 2005, p. 84-110.[/ref].

Fig. 2 : Nicolas Poussin, Scène Bachique, 1626-1628, huile sur toile, 74 × 60 cm, Madrid, musée national du Prado

Si l’on veut bien en faire l’histoire, ces marques apposées sur le support inscrivent dans l’œuvre la chaîne de ses attachements successifs, qui l’ont liée à un ou des individus au cours de sa vie sociale [ref]Thierry Bonnot, L’attachement aux choses, Paris, CNRS, 2014. Dans une autre perspective, je me permets de renvoyer à Charlotte Guichard, Graffitis. Inscrire son nom à Rome, XVe-XIXe siècles, Paris, Seuil, 2014.[/ref]. Cachets et marques incorporent, dans l’œuvre, un réseau de gestes et d’acteurs, qui participe au fait artistique, à l’agency de l’art, en lui conférant son épaisseur matérielle et biographique. Dans ces empreintes et ces noms incorporés à la matière même de l’œuvre, la fabrique de la valeur artistique est étroitement imbriquée à la production économique de la valeur, tant ces noms propres sont aussi, déjà, pris dans des réseaux de réputation et de grandeur qui certifient la valeur et l’authenticité des œuvres. C’est ainsi que ce regard trivial sur le tableau permet de restituer, selon le vocabulaire latourien, la chaîne des intéressements successifs – alors même que, dans l’esthétique kantienne, c’est le désintéressement qui est constitutif de la valeur universelle du Beau.

La dématérialisation du tableau

La réception de l’esthétique kantienne au début du dix-neuvième siècle converge avec deux mutations qui affectent au même moment les mondes de l’art : l’essor de l’institution muséale et le triomphe d’un âge de la reproduction technique. Si le musée fut d’abord pensé comme un trésor, la collection unique et matérielle d’œuvres à conserver et à transmettre, les conditions de visibilité des œuvres, elles, devenaient radicalement différentes de celles qui dominaient dans les collections privées, où le propriétaire (ou le garde) pouvait autoriser ou encourager les visiteurs à s’approcher des œuvres, à les manipuler.

Fig. 3 : Hubert Robert, Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre, v. 1789, huile sur toile, 46 × 55 cm, Paris, musée du Louvre

Dès les premiers projets élaborés à la veille de la Révolution, le futur Louvre est imaginé avec des barrières de protection (figure 3). Celles-ci imposent une distance, ainsi qu’une relation purement visuelle avec les tableaux exposés. De même, avec l’ouverture gratuite au public, on multiplie les surveillances. Le 1er août 1796, il est demandé davantage de surveillance dans la salle du Laocoon pour répondre à l’affluence de la foule. On redoute les (mauvaises) manières d’un public élargi, que l’on soupçonne de manquer de la bienséance qui réglait les visites des collections privées dans la France d’Ancien Régime. Ainsi, les œuvres sont protégées, mises à distance sur un mur, réduites au statut d’images.

Ce dispositif d’exposition va de pair avec une autre mutation : au musée, les tableaux ont perdu la valeur d’usage qu’ils avaient bien souvent dans les intérieurs des particuliers. Car qu’est-ce qu’un tableau, après tout ? « On appelle Tableaux de chevalet, De moyens Tableaux qui se mettent dans les manteaux de cheminée, les dessus de portes ou les panneaux des lambris, ou sur les tapisseries contre les murs [ref]Dictionnaire des arts et des sciences, 1694 : art. « Tableau ».[/ref] ». Il ne faut pas se méprendre, le tableau destiné au pur regard contemplatif n’est pas la norme à l’époque moderne. Les peintres réalisaient aussi bien souvent des dessus-de-porte, des dessus de cheminée, des panneaux à insérer dans des lambris. C’est le cas des innombrables panneaux peints par François Boucher au dix-huitième siècle qui furent redécoupés avant d’entrer au musée, avec un format aujourd’hui classique, rectangulaire, quadrangulaire ou ovale.

Fig. 4 : Robert Jefferson Bingham, La jeune martyre, tableau de Paul Delaroche en 1858, épreuve sur papier albuminé à partir d’un négatif verre, contrecollée sur carton, 17,5 cm × 15,2 cm, Paris, musée d’Orsay

Parallèlement, le développement d’un âge de la reproduction technique, selon la formule de Walter Benjamin, favorise aussi cette perte de la choséité du tableau. En même temps que les lithographies, les reproductions photographiques de tableaux se multiplient dans les intérieurs. En 1860, ces images d’œuvres d’art représentent 28,5% des ventes de photographie à Paris et le photographe Robert J. Bingham s’en fait une spécialité (figure 4) [ref]Elizabeth Anne McCauley, Industrial Madness: Commercial Photography in Paris 1848-1871, New Haven et Londres, Yale University Press, 1994, p. 269-279 ; Laure Boyer, « Robert J. Bingham, photographe du monde de l’art sous le Second Empire », dans Études photographiques n° 12, novembre 2002, [En ligne], mis en ligne le 11 septembre 2008. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/320. Consulté le 12 novembre 2016.[/ref]. Marcel Proust, dans Du côté de chez Swann, évoque à plusieurs reprises l’irruption domestique de ces reproductions photographiques d’art et les tentatives désespérées de sa grand-mère pour lui offrir de belles gravures anciennes, ultime stratégie de distinction face à la dissémination de l’image d’art dans les intérieurs les plus populaires. En même temps qu’il perd de sa matérialité, le tableau perd aussi de son agency : qui irait se faire prendre en photo devant une reproduction du tableau ?

Le tableau comme marchandise

Si la réflexion ainsi esquissée sur la choséité du tableau doit beaucoup à une prise de conscience relativement récente chez les historiens de l’art, les artistes n’ont jamais cessé de réfléchir sur la matérialité de leur art. Cette réflexion s’inscrit même dans une tradition longue, celle de « l’instauration du tableau ».

Fig. 5 : Jean-Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint, 1720, huile sur toile, 166 × 306 cm, Berlin, château de Charlottenburg

Victor Stoichita a ainsi mis en lumière cette tradition métapicturale, active en Europe, qui a médité sur le statut « du tableau comme objet et comme image ». Cette prise de conscience de l’image par elle-même fondait la condition moderne de l’art, comme en témoigne le Tableau retourné de Cornelius Norbertus Gijsberchts (1670-1675), dont il écrit : « L’objet de ce tableau est le tableau comme chose ». Cette tradition réflexive, qui pense le tableau comme problème[ref]Victor Stoichita, L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Genève, Droz, 1999, p.353-354, 364 et p. 367.[/ref], se prolonge bien après le dix-septième siècle, mais selon des modalités différentes. Car la peinture des Lumières découvre aussi le tableau comme marchandise.

Fig. 6 : Jean-Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint, 1720 (détail de la caisse)

Dans l’Enseigne de Gersaint (figure 5), Watteau propose une réflexion ambitieuse sur l’entrée du tableau dans l’âge de la marchandise et de la consommation.

Les tableaux mis en vente sont comparés à des biens de luxe et de mode ; le portrait du roi, qui était alors, comme l’a montré Louis Marin, la forme la plus achevée de la représentation, est ravalée au rang de marchandise, mis dans une caisse cloutée, et marquée au noir : on peut voir distinctement l’inscription iiix, qui évoque le marquage des caisses et des ballots à l’époque moderne (figure 6). L’artiste est sensible à l’émergence d’un nouveau marché de l’art, anonyme et non plus structuré par la commande et la sociabilité, et qui considère le tableau comme une marchandise – c’est précisément contre ce regard trivial sur le tableau que se dressera la critique d’art, puis une certaine approche esthétique. Si l’on poursuit la réflexion de Caroline van Eck, pour qui l’esthétique kantienne a servi de barrière épistémologique contre le fétichisme de l’art, on peut se demander si celle-ci n’a pas aussi servi de rempart contre la marchandisation de l’art.


Bibliographie

Christy ANDERSON, Anne DUNLOP, Pamela H. SMITH (dir.), The Matter of Art: Materials, Practices, cultural Logics, c. 1250-1750, Manchester, Manchester University Press, 2015.

Daniel ARASSE, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.

Thierry BONNOT, L’attachement aux choses, Paris, CNRS, 2014.

Constance CLASSEN, « Museum Manners: the Sensory Life of the Early Museum », dans Journal of Social History, vol. 40, n° 4, 2007.

Dario GAMBONI, La destruction de l’art. Iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française (1997), Dijon, les Presses du réel, trad. fr., 2015.

Charlotte GUICHARD, Graffitis. Inscrire son nom à Rome, XVe-XIXe siècles, Paris, Seuil, 2014.

Bruno LATOUR, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, la Découverte, 2006.

Jacqueline LICHTENSTEIN, Les raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Paris, Gallimard, 2014.

Elizabeth Anne MCCAULEY, Industrial Madness: Commercial Photography in Paris. 1848-1871, New Haven et Londres, Yale University Press, 1994.

Victor STOICHITA, L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Genève, Droz, 1999.

Caroline VAN ECK, Art, Agency and Living Presence : From the Animated Image to the Excessive Object, Boston, De Gruyter, 2015.


Ancienne élève de l’École normale supérieure, Charlotte Guichard est chercheure au CNRS (Institut d’histoire moderne et contemporaine, Paris). Spécialiste de l’art des Lumières, ses travaux portent notamment sur l’histoire du marché et des collections, les échanges interculturels dans les arts, la valeur de l’art et le dialogue entre histoire de l’art et sciences sociales. Elle est l’auteur de Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle (Champ Vallon, 2008) ; Graffitis. Inscrire son nom à Rome, XVe-XIXIe siècles (Seuil, 2014), écrit lorsqu’elle était pensionnaire à la Villa Médicis. Elle prépare actuellement la publication de son nouveau livre, La griffe du peintre. Essai sur la signature dans le tableau (1730-1820).


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