n° 55 | Folie, Egalité, Démocratie | Laure Murat

Laure Murat est historienne et professeure au département d’études françaises et francophones de UCLA.  Elle a publié plusieurs livres marquants dont le dernier est fondamental : L’Homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie (Gallimard, 2011).
Elle revient pour nous sur les relations entre l’égalité, la démocratie et l’asile en s’arrêtant sur trois dates majeures. 1790, avec la loi qui abolit les lettres de cachet alors que pouvait être interné pour folie n’importe qui sans autre forme de procès. Le fou devient patient.
La seconde, 1805, pour la thèse d’Etienne Esquirol qui formule l’idée que tout homme peut devenir fou et tout fou doit être traité comme un homme guérissable.
Enfin, la loi de 1838, dite «des aliénés », est une étape qui renforce la logique de l’enfermement au détriment du pouvoir de la cure par la parole. Elle trahit l’angoisse de la société et, comme l’écrira Albert Londres, le désir de se débarrasser de ceux qui sont « atteints d’une maladie mentale ». L’égalité en pâtira et la psychothérapie institutionnelle lui opposera bien plus tard ses laboratoires de la démocratie.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire de la Fondation Hartung Bergman, juin 2012

L'Asile, laboratoire de la passion égalitaire ?

Laure Murat

« Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement en France, cette passion de l’égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le cœur humain [ref]Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, [1840], UQAC, «Les Classiques des sciences sociales», p. 104. C’est moi qui souligne.[/ref]»,  écrit Tocqueville dans De la démocratie en Amérique.  Or, à l’époque où Tocqueville rédige son livre, cette « passion française » de l’égalité s’exerce dans une société et dans le cadre d’un gouvernement (la Monarchie de Juillet) qui a vu le triomphe d’un aliénisme en grande partie fondé sur le postulat révolutionnaire d’une égalité entre fous et non-fous.
Pour tenter de comprendre comment et dans quelles mesures l’égalité et/ou la démocratie sont directement impliquées dans l’asile, j’ai choisi de m’arrêter sur trois dates clés de l’histoire de la psychiatrie, illustrations possibles (parmi d’autres) de la « connivence » entre l’idéologie et la médecine, la politique et la clinique. Il s’agit du 16 mars 1790 et des années 1805 et 1838.

16 mars 1790

La première date du 16 mars 1790, correspond au jour de la promulgation de la loi abolissant les lettres de cachet, qui autorisaient le pouvoir à enfermer quiconque par placet de la famille ou sur ordre du roi. L’article 9 de la nouvelle loi précise le statut des supposés « déments » :

Les personnes détenues pour cause de démence seront, pendant l’espace de trois mois, à compter du jour de la publication du présent décret, à la diligence de nos procureurs, interrogées par les juges dans les formes usitées, et, en vertu de leurs ordonnances, visitées par les médecins qui, sous la surveillance des directeurs de district, s’expliqueront sur la véritable situation des malades, afin que, d’après la sentence qui aura statué sur leur état, ils soient élargis ou soignés dans les hôpitaux qui seront indiqués à cet effet.

« Cette décision de la première Assemblée révolutionnaire circonscrit toute la problématique moderne de la folie [ref]Robert Castel, L’Ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, éditions de Minuit, 1976, p. 9.[/ref]», commente Robert Castel à raison. Avec la suppression de l’arbitraire royal et la délégation des pouvoirs à la justice (procureurs et juges), à l’administration (directeurs de districts) et à la médecine, le fou hier à incarcérer sans autre forme de procès devient un citoyen à évaluer et un malade à soigner. Ce geste de la Révolution, s’il change le statut de la folie en faisant du fou un patient plutôt qu’une bête à enfermer, ne libère pas la folie pour autant. D’une part, la fameuse « libération des aliénés de leurs chaînes » par Pinel tient plus du mythe que de la réalité ; d’autre part, l’asile qui remplace la prison est avant tout un lieu d’internement.
Premier constat : le fou gagne une forme d’égalité devant la loi, par son statut de citoyen-patient, mais non la liberté.

1805

L’année 1805 voit la publication de la thèse d’Étienne Esquirol : Des Passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale (1805), dont le titre, tissant d’emblée un lien de continuité entre les passions normales et leurs excès pathologiques, confirme la révolution politique qui s’opère : n’importe quel homme peut devenir fou, n’importe quel fou mérite d’être traité comme un homme à part entière. On peut entrer dans la folie, mais on peut aussi en sortir, car elle serait guérissable. Le fou n’est plus frappé de cette sentence d’incurabilité systématique et n’est plus condamné au statut quasi sacré de dément. Par ailleurs, la passion ne s’oppose plus à la raison. Il y a, selon Esquirol, de bonnes et de mauvaises passions, celles qu’il appelle les « passions factices », qui seraient une forme corrompue ou exagérée des passions saines et qui produiraient des effets néfastes sur l’organisme. Autrement dit, il y a de la raison chez le fou, mais il y a aussi, à l’état latent, de la folie possible chez l’homme raisonnable.

En établissant ces parallèles et ces équivalences, Esquirol confirme donc par la clinique et dans la clinique ce « postulat d’égalité » entre deux mondes qui s’excluaient hier mutuellement. Il s’inscrit en ce sens sur les brisées de son maître Pinel, qui élabore à la même époque ce qu’il est convenu d’appeler le « traitement moral », censé faire de l’aliéné un interlocuteur et instaurer un « dialogue avec l’insensé » (pour reprendre le titre d’un livre de Gladys Swain). C’est ici que les choses se compliquent.

Pinel ne s’est jamais étendu théoriquement sur ce fameux traitement, qu’il préfère toujours illustrer par l’exemple. Il en répétera souvent les règles de base : écouter, consoler, rassurer, distraire le patient de l’objet exclusif de son délire ; préférer toujours la bienveillance et la douceur à la brutalité ; éviter la répression ; proscrire la violence physique, jusqu’à la dernière extrémité possible. Excellents principes en vérité, qu’il ne viendrait à personne l’idée de lui reprocher. Un an après son arrivée à Bicêtre, grâce à ses soins et à l’attention portée à l’alimentation et à l’hygiène, la mortalité, qui était de plus de 60% en 1788 aurait d’après lui chuté à 14%. Ce chiffre suffirait à montrer les progrès accomplis par la Révolution dans les asiles – et à faire ressortir, par la même occasion, les coutumes barbares de l’Ancien régime.

Le traitement moral consiste d’abord à protéger l’aliéné, puis à le mettre en confiance, afin de reprendre langue avec la folie. Pinel écoute et fait parler le fou, use du bon sens et de la parole consolante. Il ruse aussi avec la folie, en imaginant des « fictions curatives » destinées à répondre aux « fictions délirantes » (Starobinski). Il monte par exemple un faux tribunal au sein de l’asile, avec des médecins déguisés en magistrats, et simule un procès pour convaincre de son innocence un patient persuadé d’avoir été condamné à la guillotine.

Ces commissaires en habit noir et avec tout l’appareil de l’autorité, se rangent autour d’une table et font comparaître le mélancolique. On l’interroge sur sa profession, sa conduite antérieure, les journaux dont il faisait sa lecture favorite, son patriotisme. L’accusé rapporte tout ce qu’il a dit, tout ce qu’il a fait, et provoque son jugement définitif, parce qu’il ne se croit point coupable. Pour ébranler alors plus fortement son imagination, le président du petit comité prononce à haute voix la sentence suivante : « Nous commissaires en vertu du plein pouvoir qui nous a été accordé par l’Assemblée nationale, avons procédé, suivant les formes usitées, à l’examen juridique du cit[oyen]…, et nous reconnaissons n’avoir trouvé en lui que les sentiments du plus pur patriotisme ; il est donc acquitté de toute poursuite intentée contre lui, et nous ordonnons qu’il recouvre sa liberté entière et qu’il soit rendu à sa famille, mais comme depuis une année il se refuse avec obstination à tout genre de travail, nous jugeons convenable qu’il soit encore détenu pendant six mois à Bicêtre, pour y exercer sa profession en faveur des aliénés, et nous rendons le surveillant de l’hospice responsable, sur sa tête, de l’exécution du présent arrêté. » On se retire en silence et tout annonce que l’impression produite sur l’esprit de l’aliéné a été des plus profondes [ref]Laure Murat, L’Homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, Gallimard, 2011, p. 96.[/ref].

Autre ruse, piquer l’orgueil de l’orgueilleux (qui renvoie à l’idée d’une passion comme cause et moyen curatif de l’aliénation mentale) :

Trois aliénés, qui se croyaient autant de souverains, et qui prenaient chacun le titre de Louis XVI, se disputent un jour les droits à la royauté, et les font valoir avec des formes un peu trop énergiques. La surveillante s’approche de l’un d’eux, et le tirant un peu à l’écart : « Pourquoi, lui dit-elle d’un air sérieux, entrez-vous en dispute avec ces gens-là, qui sont visiblement fous ? ne sait-on pas que vous seul devez être reconnu pour Louis XVI ? » Ce dernier, flatté de cet hommage, se retire aussitôt en regardant les autres avec une hauteur dédaigneuse. Le même artifice réussit avec un second ; et c’est ainsi que dans un instant il ne resta plus aucune trace de dispute[ref]Ibid., p. 101.[/ref].

Les innombrables et passionnants exemples que donne Pinel dans son Traité médico-philosophique montrent à quel point sa thérapeutique est bien fondée sur la parole, et le simulacre d’une société démocratique (simulée avec les meilleures intentions du monde) qui s’accompagne néanmoins d’un autre aspect autrement plus problématique. Car le traitement moral (c’est-à-dire mental mais aussi moralisateur) repose sur une méthode : l’intimidation. « Un des grands principes du régime moral des maniaques, écrit Pinel, est donc de rompre à propos leur volonté et de les dompter non par des blessures et des travaux violents, mais un appareil imposant de terreur qui puisse les convaincre qu’ils ne sont point les maîtres de suivre leur volonté fougueuse et qu’ils n’ont rien de mieux à faire que de se soumettre[ref]Philippe Pinel, «Observations sur la manie pour servir l’Histoire naturelle de l’homme», 1794, cité par Jacques Postel, Genèse de la psychiatrie. Les Premiers écrits de Philippe Pinel, Synthélabo, 1998, p. 245. C’est moi qui souligne. Sous la Restauration, Esquirol rappellera : «On a pensé que le traitement moral appliqué aux maniaques consistait à raisonner, à argumenter avec eux : c’est une chimère. […] Le traitement moral consiste à s’emparer de leur attention. Quoique ces malades soient audacieux, téméraires, ils se laissent facilement dominer.» Equirol, «Manie», Dictionnaire des sciences médicales, vol. 30, Panckoucke, 1818, p. 464.[/ref]. Rompre, dompter, soumettre : le programme est sans ambiguïté.

Deuxième constat : l’égalité de principe, politique et clinique, est faussée par le système de domination imposé par le médecin. Autrement dit, l’asile égalitaire dans ses visées est très peu démocratique dans son fonctionnement, où le médecin chef est le maître absolu, le centre autour duquel tout converge et tout rayonne.

Ce système ne fera que se durcir au cours des décennies suivantes, qui verront l’échec du traitement moral, parallèle au triomphe de l’asile. La logique d’enfermement aura finalement raison (si je puis dire) de la circulation de la parole. C’est ce que confirme, et même institue, la loi de 1838 dite « loi des aliénés » – c’est ma troisième et dernière date.

1838

La loi de 1838, qui régira l’aliénation mentale en France jusqu’en 1990, impose notamment la création d’un asile par département et institue les modalités d’internement, en créant les notions de « placement volontaire » (étrange appellation pour désigner un internement sur la demande d’un tiers, en général de la famille) et de « placement d’office » (sur ordre du préfet), tout placement nécessitant un avis médical. Le médecin de l’asile a par ailleurs tous les pouvoirs, notamment celui de la privation de liberté, puisque un aliéné ne peut être élargi sans le consentement du médecin chef. Dès sa promulgation, la loi a été vivement critiquée, en ce qu’elle érigeait l’asile comme solution ultime (Esquirol, maître d’œuvre de la loi, parle même de l’asile comme « instrument de guérison ») et ignorait la liberté individuelle (aucun « placement libre » n’avait par exemple été prévu). Dans son célèbre reportage Chez les fous, publié en 1925, Albert Londres écrit : « La loi de 38 n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société. C’est une loi de débarras. » Et encore : « La loi de 1838, en déclarant le psychiatre infaillible et tout-puissant, permet les internements arbitraires et en facilite les tentatives. […] Sous la loi de 1838, les deux tiers des internés ne sont pas de véritables aliénés. D’êtres inoffensifs, on fait des prisonniers à la peine illimitée. »[ref]Albert Londres, Chez les fous [1925], Serpent à plumes, « Motifs », p. 153.[/ref]

De nombreux mouvements ‘anti-aliénistes’, dès le Second Empire, s’insurgeront contre cet état de fait. La réponse la plus appropriée ne sera donnée qu’après la Seconde guerre mondiale, avec le mouvement dit de « psychothérapie institutionnelle », lancé par des psychiatres qui avaient été frappés par le parallèle entre asiles psychiatriques et camp de concentration. Il s’agissait non pas tant de soigner les fous que l’institution qui les enferme, ses structures, ses hiérarchies sclérosantes, afin d’instaurer de la démocratie là où il y avait eu dérive totalitaire.

Je ne m’aventurerai pas à conclure, après ce très bref aperçu en trois dates, que la « passion égalitaire » dont l’asile aurait été un temps le laboratoire aurait conduit à l’impasse de l’asile non démocratique. Je crois seulement nécessaire de réfléchir aux relations paradoxales que peuvent entretenir les notions d’égalité et de démocratie dans un cadre comme celui de la psychiatrie, dont Lucien Bonnafé disait : « Une société se juge à la façon dont elle traite ses fous ».


Bibliographie

Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Galilée, « Débats », 1992.

Robert CASTEL, L’Ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, éditions de Minuit, 1976.

J. E. D. ESQUIROL, Des maladies mentales, considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, 2 vol., Baillière, 1838, réed. : Des maladies mentales (1838), Frénésie éd., 1989.

J. E. D. ESQUIROL, Des Passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale, Didot Jeune, 1805.

Michel FOUCAULT, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, 1961.

Michel FOUCAULT, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, Gallimard/Seuil, « Hautes Études », 2003.

Marcel GAUCHET et Gladys SWAIN, La Pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique, Gallimard, 1980.

Jan GOLDSTEIN, Consoler et classifier. L’Essor de la psychiatrie française, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Bouillot, Le Plessis-Robinson, Synthélabo/Les empêcheurs de penser en rond, 1997.

Albert LONDRES, Chez les fous, (1925), Paris, Serpent à plumes, “Motifs”, 1999.

Philippe PINEL, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Richard, Caille et Ravier, an IX [1800].

Philippe PINEL, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, seconde édition, entièrement refondue et très augmentée (1809), présenté et annoté par Jean Garrabé et Dora B. Weiner, Les Empêcheurs de penser en rond, 2005.

Jacques POSTEL, Genèse de la psychiatrie. Les premiers écrits de Philippe Pinel, Synthélabo/Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

Gladys SWAIN, Dialogue avec l’insensé, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994.

Dora B. WEINER, Comprendre et soigner : Philippe Pinel (1745-1826), la médecine de l’esprit, Fayard, « Penser la médecine », 1999.


Laure Murat est historienne et professeure au département d’études françaises et francophones de UCLA (University of California-Los Angeles). Elle a publié plusieurs livres, dont La Maison du docteur Blanche : histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant, Lattès, 2001, Goncourt de la biographie ; Passage de l’Odéon : Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre deux guerres, Fayard, 2003 ; La Loi du genre : une histoire culturelle du ‘troisième sexe’, Fayard, 2006 ; et L’Homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, Gallimard, 2011, Prix Femina de l’essais.

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