n° 57 | Corps de garde | Léonard Pouy

Il fut un temps où l’on aimait la guerre en la considérant comme normale, à tel point que l’histoire était avant tout faite de batailles, de conquêtes et d’héroïsme militaires. Ainsi au 17e siècle, aux Pays-Bas vainqueurs de l’occupant espagnol en 1648. Dans une atmosphère de réforme, émergeait un registre artistique nouveau qui prenait pour sujet le repos des soldats qui jouent, boivent, mangent, fument ou dorment en attendant l’appel sur le champ de bataille. À « l’avant-garde », les jeunes peintres portaient non seulement les armes mais une conception de l’art inédite en travaillant à une nouvelle histoire. Léonard Pouy prépare actuellement une thèse de doctorat sur L’émergence de la scène de corps de garde dans l’art néerlandais et flamand du XVIIe siècle et nous livre ici ses premières conclusions.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 3 octobre 2012

Des peintres en guerre :
l'émergence de la scène de corps de garde en Hollande,
au XVIIe siècle

Léonard Pouy

Il convient, pour étudier l’histoire d’une société donnée, de s’intéresser à la conception même que se faisait cette société de sa propre histoire. Or, pour un Hollandais du milieu du XVIIe siècle, comme pour la plupart des européens de l’époque, l’histoire la plus tangible de son pays est avant tout militaire, formée par une succession millénaire de batailles et de conquêtes, le plus souvent victorieuses. Évidemment sensible dans l’espace par le tracé de frontières nouvelles, la victoire des Pays-Bas contre l’occupant espagnol, en 1648, l’est également dans le temps. Elle colore à l’époque la lecture d’une histoire nationale entière, depuis la révolte prophétique du batave Gaius Julius Civilis, qui profita de la mort de Néron pour chasser l’occupant romain en 69 après J.-C., soit exactement 1500 ans avant les débuts de la Guerre de Quatre-Vingts Ans. Aussi n’est-il pas exagéré, pour les « athées de la guerre » que nous sommes aujourd’hui, de parler de culture militariste, dans une société où la guerre, considérée comme la fonction première de l’État, est « aussi utile et nécessaire au Monde que le manger et le boire ou toute autre œuvre », pour reprendre les termes de Luther [ref]Martin Luther, « Les soldats peuvent-ils être en état de Grâce ? (1526) », in Œuvres choisies, t. IV, Genève, Labor et Fides, 1960, p. 230.[/ref].

Dans un climat de réforme globale, touchant l’ensemble de la société hollandaise de l’époque, de la politique à la religion en passant par l’art, émergent un certain nombre de compositions nouvelles, peintes autour d’une même thématique militaire par de jeunes artistes en quête de reconnaissance. Prenant généralement pour sujet le repos de soldats, retranchés dans de sombres intérieurs et occupés à boire, à fumer, à dormir et à jouer en attendant l’appel aux armes, ces compositions sont rapidement identifiées par les différents experts et théoriciens sous le terme de cortegaerd, issu du vieux français corps de garde. Héritées des différentes rooverijen, ou scènes de roberie, et autres boerenverdriet, soient les misères paysannes, les premières scènes de corps de garde donnent une image évidemment négative des soldats. De même, à l’aube du XVIIe siècle, si Karel van Mander présente, dans ses vies d’artistes, le dieu Mars comme père potentiel de l’Harmonie lorsqu’associé à Vénus, il le relie surtout aux ravages de la guerre qui ont récemment touché de nombreux artistes[ref]Karel van Mander, Het schilder-boeck, Haarlem, 1603-1604, fol. 274r20, fol. 260v19, fol. 261v30, fol. 299r14 et v31.[/ref]. Une biographie manque toutefois au Livre des peintres pour expliquer les raisons d’un tel traumatisme historiographique : celle de Van Mander lui-même. Installé à Haarlem en 1583, le peintre théoricien vient en effet de quitter sa ville natale de Meulebeke, dans les Flandres occidentales, où une rencontre avec des soldats en maraude a failli lui coûter la vie.

Parfois initiés à l’art de la guerre dans leur jeunesse, des artistes tels que Pieter Codde (1599-1678), Willem Cornelisz. Duyster (1599-1635) ou Daniël Cletcher (v. 1599-1632) fréquentaient la soldatesque lorsqu’ils n’en faisaient pas eux-mêmes partie. Renvoyant dans un premier temps à cette brûlante actualité militaire que décrit Van Mander, leurs compositions s’en éloignent néanmoins rapidement, opérant une profonde transformation, aussi subtile que radicale, dans l’iconographie du mercenaire pillard.

Du pillard à l’amateur

1. Duyster, Willem Cornelisz., Soldats se disputant un butin dans une grange, vers 1623-24. Huile sur bois, 37,6 x 57 cm. Londres, National Gallery, Inv. NG1386. © London, National Gallery

Enrichi d’attributs complexes et représenté selon les normes nouvelles fixées par les plus récents manuels de théorie militaire, le soldat hollandais quitte en effet peu à peu les tristes oripeaux du mercenaire pillard pour revêtir les luxueux atours de l’officier éclairé et raffiné, capable de mansuétude à l’égard de ses prisonniers et d’un certain goût, voire d’expertise, en matière d’objets pillés.

2. Quast, Pieter Jansz., Corps de garde avec officiers examinant le butin d’un pillage. Huile sur panneau, 46 x 52,5 cm. Vendu à Vienne chez Dorotheum le 13 avril 1943, lot 109. © Rkd.nl

Dès le milieu des années 1620, dans son Corps de garde de Londres (ill. 1), Duyster souligne la valeur des étoffes représentées par la violence qu’elles suscitent, même si nul soldat ne s’y intéresse directement. Quelques années plus tard, Pieter Quast brise cette dichotomie en réinsérant le soldat dans un discours d’appréciation du bien pillé (ill. 2). Dans le même temps que s’ennoblit l’officier par cette nouvelle fonction d’expert, l’artiste affiche sont talent dans la représentation des diverses textures et matériaux. Excitant ainsi l’œil du spectateur, le peintre accomplit les souhaits des théoriciens, tel Philips Angel, qui milite alors pour davantage de naturalisme en peinture. D’autres artistes, comme Simon Kick, représente des scènes similaires. Dans un corps de garde conservé au musée de Bâle (ill. 3), Duyster va toutefois plus loin : deux élégants soldats examinent le contenu d’un coffre que vient de leur ouvrir une jeune femme richement vêtue, assise à leurs pieds. Cette dernière tente d’attirer l’attention des deux hommes sur un collier de perles. Parmi les différentes pièces d’argenterie et d’étoffes luxueuses déjà extraites du coffre, un seul objet les intéresse néanmoins : un petit tableau.

3. Duyster, Willem Cornelisz., Couple d’officiers examinant un butin. Huile sur bois, 49 x 40,5 cm. Bâle, Kunstmuseum, Inv. 1340. © Kunstmuseum Basel

On retrouve cette ambiguïté dans les textes de l’époque, suivant l’évolution de la rhétorique portant sur la guerre et les arts dans les traités théoriques. Là où Van Mander voyait dans la soldatesque les « rudes enfants d’un Mars ennemi de l’art », le peintre et théoricien Philips Angel (1618-v.1665), nous conte une toute autre histoire dans son Éloge de l’art de peinture, retranscription de son discours prononcé à Leyde, en 1641, devant l’assemblée des peintres réunis en vue d’obtenir des droits de guilde. Puisant chez Vasari un épisode de la vie du Parmesan (1503-1540), Angel rapporte  comment, en plein Sac de Rome, des lansquenets de Charles Quint venus dévaliser l’atelier de l’artiste, se changèrent en doux gentilshommes à la vue d’une de ses œuvres[ref]Philips Angel, Lof der Schilder-Konst, Leyde, 1642, p. 15. Pour une traduction anglaise du texte, lire Hoyle, Michael, Simiolus 24, no. 2/3, p. 227-58.[/ref].

Sous l’égide de Minerve, entre schild et schilder

En miroir de la progressive assimilation de la figure de l’officier à celle de l’amateur, on trouve celle du peintre à l’officier, régnant sur ses knechten ou assistants. Présente en germe chez Duyster au début des années 1630, cette iconographie fusionnant les espaces du corps de garde et de l’atelier, se retrouve au cours de la décennie suivante développée en Flandres chez David Teniers le Jeune et ses suiveurs. Ceux-ci renouvellent considérablement le genre à une époque où certains artistes néerlandais, tels Jacob Duck ou Anthonie Palamedesz affichent dans leurs œuvres une certaine répétition.

4. Angel, Philips, Lof der Schilder-Konst, Leyde, chez Willem Christiaens, 1642. © Leyde, Cabinet des estampes.

Tout en s’insérant dans une noble histoire de l’art, Angel participe de cette confusion entre peintres, soldats et amateurs. Parsemant son texte de métaphores et d’expressions issues de l’art de la guerre [ref]Op cit., p. 40.[/ref], Angel subit lui-même une militarisation de son statut de théoricien, à l’instar des peintres de corps de garde qu’il cite à plusieurs reprises[ref]Op. cit., p. 42-43.[/ref], allant jusqu’à placer une figure de Minerve en frontispice de son ouvrage[ref]Lire à ce sujet : H. Perry Chapman, « A Hollandse Pictura: observations on the title page of Philips Angel’s Lof der schilder-konst », Simiolus 16, 1986, p. 233-48.[/ref] (ill. 4). Représentée ici casquée, une palette et des pinceaux à la main, la divinité a désormais remplacé saint Luc en sa qualité de patron des peintres. Les liens entretenus par Minerve et la peinture sont en effet sensibles à l’époque, par analogie entre le terme de schild ou bouclier, et celui de schilder, ou peintre. Déesse de la sagesse et de la guerre, elle incarne surtout cette image nouvelle d’un art théorique et savant. S’il souhaite que les artistes s’inspirent de la nature plutôt que d’œuvres préexistantes, Angel tire néanmoins cette figure d’une autre page-titre, composée par Isaeck van Aelst pour La Perspective de Samuel Marolois (1572-1627), parue à Amsterdam en 1638 et reprenant elle-même les traités d’Hans Vredeman de Vries. Également mathématicien, Marolois est alors une figure essentielle aux échanges entre les théories artistique et militaire de l’époque. Outre son fameux traité de perspective, il est surtout l’auteur de nombreux ouvrages d’architecture militaire[ref]Citons ainsi, à La Haye en 1615, Fortification ou architecture militaire, tant offensive que défensive ou, à Amsterdam,  Geométrie, contenant la théorie et practique d’icelle, nécessaire à la fortification, en 1627.[/ref].

Après la fin de la guerre en 1648, les développements théoriques de la scène de corps de garde perdent rapidement en vivacité et en « engagement » et ce, proportionnellement à leur progressive acceptation : Willem Duyster, pourtant l’un des pionniers du genre, dissout à l’aube de sa mort les différents attributs et références du genre pour réaliser de purs morceaux d’atmosphère. D’autres artistes, comme Anthonie Palamedesz., Jacob Duck, Maerten Stoop ou Gerard Ter Borch orientent, pour leur part, leurs compositions vers davantage de galanterie, synthétisant parfois corps de garde et joyeuse compagnie. La figure de l’officier alterne alors entre celles du noble galant soldat et du sympathique chef de troupe, rougeaud et bedonnant, jouissant de la compagnie d’une famille qui le suit dans ses déplacements. Usant à l’envie de tels motifs désormais traditionnels, ces artistes alimentent alors un marché de manière régulière sans avoir à trop souffrir d’effets de mode, outre bien-sûr la mise au goût du jour des vêtements, de plus en plus influencés par la France.

Remontant aux années 1630, cette double mutation croisée de l’artiste en soldat témoigne de la mise en place d’un intense mouvement de légitimation artistique, amorcé par une classe de peintres émergente, avide d’indépendance vis-à-vis d’une forme de peinture dominante et porteuse d’un discours théorique nouveau.

Si une guerre de l’art a bien eu lieu en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle, c’est donc une guerre de conquête de marchés et de statuts, menée par de jeunes artistes qui se sont vus comme les membres d’un corps moderne de la peinture, les fondateurs d’une aristocratie nouvelle depuis la Révolte des Pays-Bas, allant jusqu’à s’identifier avec leurs sujets, soient ceux de la Révolte même. Plus que la représentation d’une vérité historique, la scène de corps de garde revendique ainsi surtout, par sa complexité et sa richesse, la prise d’autonomie d’un langage visuel vis-à-vis d’une histoire à laquelle elle appartient, tout en la construisant.


Bibliographie

BORGER, Ellen, cat. exp. De Hollandse kortegaard : Geschilderde wachtlokalen uit de Gouden Eeuw, Naarden, Zwolle, 1996, 80 p.

KUNZLE, David, From Criminal to Courtier. The Soldier in Netherlandish Art, 1550-1672, Leyde, 2002, 662 p.

VAN MAARSEVEEN, Michel P., HILKHUIJSEN, Jos W. L. & DANE, Jacques (dir.), Beelden van een Strijd. Oorlog en kunst voor de Vrede van Munster 1621-1648, cat. exp., Delft, Stedelijk Museum Het Prinsenhof, Zwolle, Waanders Uitgevers, 1998, 384 p.

ROSEN, Jochai, Soldiers at Leisure, The Guardroom Scene in Dutch Genre Painting of the Golden Age, Amsterdam University Press, 2010, 220 p.

SALOMON, Nanette, Jacob Duck and the Gentrification of Dutch Genre Painting, Doornspijk, Davaco, 1998, 192 p.


Léonard Pouy prépare actuellement une thèse de doctorat portant sur L’émergence de la scène de corps de garde dans l’art néerlandais et flamand du XVIIe siècle, sous la codirection des Professeurs Alain Mérot (Université Paris-Sorbonne) et Jan Blanc (Université de Genève). Chargé d’études et de recherche à l’Institut national d’histoire de l’art depuis octobre 2010, il collabore par ailleurs au programme de recherche « Le tableau vivant : sources iconographiques et textuelles » dirigé par Julie Ramos (Université Paris I).

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