n° 63 | Stratégie de la conversation | Estelle Zhong

Estelle Zhong étudie un cas très intéressant d’engagement en art selon de nouvelles modalités qu’impose le contexte politique international contemporain en matière de guerre. Instaurer « la conversation » comme nouvelle stratégie politique n’aboutit pas forcément à un objet assimilé à une « œuvre ». Et pourtant, il s’agit bien d’art ici et l’auteur le prouve.

Elle prépare par ailleurs sa thèse à Sciences Po sur  “La communauté de singularités. Figures de l’individu et du collectif dans l’art participatif en Grande-Bretagne de 1997 à nos jours”. Son travail inédit devrait nous permettre de reconsidérer notre approche des nouvelles règles artistiques de la politique.

Laurence Bertrand Dorléac

Bringing the Enemy Home
Le nouveau paradigme de l'art engagé :
la stratégie de la conversation chez Jeremy Deller et Michael Rakowitz

Estelle Zhong

It Is What It Is. Conversations about Iraq (2009) de Jeremy Deller, et Enemy Kitchen (2004-), de Michael Rakowitz, traitent de la guerre en Irak (2003-2011). Ces deux œuvres ne sont ni des images, ni des objets plastiques. Nulle trace de représentation de la guerre. Non, ces deux œuvres proposent une nouvelle façon d’approcher le thème de la guerre par l’art : il s’agit de créer des conversations entre participants, où se confrontent opinions et représentations de la guerre en cours.
Un étrange camping-car parcourt les routes du sud des Etats-Unis : il traîne dans son sillage la carcasse d’une voiture explosée sur un marché de Bagdad, en 2007. A bord, une équipe tout aussi inattendue : l’artiste britannique Jeremy Deller – en charge du Pavillon du Royaume-Uni à la Biennale de Venise 2013, accompagné de l’artiste irakien Esam Pasha et de Jonathan Harvey, sergent dans l’armée américaine. Seize étapes sont prévues. Installés à un stand sommaire devant la caravane, Pasha et Harvey discutent avec tous ceux qui souhaitent s’arrêter et poser quelques questions. L’artiste irako-américain, Michael Rakowitz, invité à la Documenta 13, lui, passe ses journées en cuisine à enseigner les recettes irakiennes de sa mère à des collégiens américains. Sur leurs tabliers, on peut lire « Enemy Kitchen » sur fond de drapeau irakien. Ils apprennent à faire des boulettes kebab et inventent la recette du Southern Fried Iraqi Chicken.

Ces deux projets s’inscrivent dans une nouvelle pratique de l’art contemporain, identifiée sous le nom d’art participatif (participatory art) depuis le début des années 1990. D’autres termes lui sont associés : socially-engaged art, social practice, contextual art etc. Bien qu’il soit peu aisé de formuler une définition synthétique de cette pratique, tant elle est peu unifiée, on peut en proposer une, provisionnelle, à titre de boussole : l’art participatif serait une pratique artistique reposant sur un travail de collaboration à divers degrés entre des participants et un artiste et se déroulant sur un temps long. Ses objectifs se situent en partie en dehors du champ artistique et le processus de collaboration constitue une fin essentielle du projet. Cette pratique peut conduire à la production d’objets mais cette dernière n’est pas une condition nécessaire, tant et si bien que la catégorie de « projet » tend se substituer à celle d’ « œuvre ».

Ces deux projets de Rakowitz et Deller se distinguent, dans le traitement du sujet traditionnel de la guerre. Du point de vue formel, ils ne représentent pas la guerre, ils en parlent (la guerre n’est pas un sujet de représentation mais de discussion). Du point de vue du discours, leurs projets ne constituent pas une dénonciation, ils se veulent absolument non-partisans.

Notre hypothèse d’investigation est la suivante : ces projets permettent de penser à neuf les rapports de l’art et du politique aujourd’hui et ce que signifierait un art contemporain engagé.
Ils marquent un changement de paradigme de l’engagement politique en art. Ainsi, nous tenterons tout d’abord d’éprouver le paradigme traditionnel de l’engagement artistique, à la lumière des analyses de Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé [1], afin d’évaluer la spécificité de l’engagement à l’œuvre dans les projets de Rakowitz et Deller qui instaurent la conversation comme nouvelle stratégie politique.

Le paradigme traditionnel de l’engagement artistique

Dans Le spectateur émancipé, J. Rancière nomme le paradigme traditionnel de l’engagement artistique, le modèle critique mimétique. Ce dernier fonctionne sur la croyance en la possibilité d’une prise de conscience politique chez le spectateur, provoquée par l’œuvre telle qu’elle a été voulue par l’artiste. L’exemple paradigmatique donnée par Rancière est l’œuvre de Martha Rosler, intitulée Bringing the War Home, 1969-1972, montage photographique qui juxtapose des images d’intérieurs américains cossus à des images de la guerre du Vietnam. Le montage constitue une forme privilégiée de ce type d’engagement artistique : la juxtaposition sur une même surface d’éléments hétérogènes voire antagonistes provoque une prise de conscience. Dans Balloons, par exemple, « Le dispositif critique visait ainsi un double effet : une prise de conscience de la réalité cachée et un sentiment de culpabilité à l’égard de la réalité déniée » [2].

Selon Rancière, les limites de ce modèle se situent dans l’absence « de transmission calculable entre choc artistique sensible, prise de conscience intellectuelle et mobilisation politique […]. On ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action » [3].

À cette stratégie du choc, Rancière oppose un modèle, à l’œuvre dans les projets d’art participatif [4]. Dans une quête de plus grande effectivité, il s’agit de remettre en cause le pivot supposé du modèle précédent, à savoir « la conscience spectatrice » [5]. Cette dernière, conçue comme « médiation entre un art producteur de dispositifs visuels et une transformation des rapports sociaux » est supprimée : dans ce nouveau paradigme, « les dispositifs de l’art [se] présentent directement comme des propositions de rapports sociaux »[6]. Il ne s’agit plus de créer des œuvres qui visent à produire des rapports sociaux mais des œuvres qui sont des rapports sociaux.

C’est bien ce modèle d’engagement que nous observons dans les projets de Deller et Rakowitz.

La conversation : nouvelle forme artistique, nouvelle stratégie politique, nouvel engagement

Dans Le spectateur émancipé, J. Rancière nomme le paradigme traditionnel. Tout d’abord, le choix de la conversation induit un nouveau rapport au spectateur : il n’est plus celui que l’on tente de frapper, de choquer, de marquer – stratégie du choc – mais celui avec qui l’on échange – stratégie participative de la conversation. Le participant est a priori considéré comme quelqu’un qui vaut la peine d’être écouté. Cela induit un positionnement différent de l’artiste par rapport à son destinataire. Le modèle d’engagement critique mimétique suppose un rapport asymétrique entre artiste et spectateur : l’artiste sait, connaît telle réalité, telle vérité, et veut provoquer une prise de conscience chez le spectateur, qui lui, ne sait pas. Dans la conversation, s’instaure un rapport plus horizontal[7] entre artiste et participant. La conversation, comme la définit De Certeau dans L’invention du quotidien[8], est production collective de sens. L’artiste n’est plus auteur, créateur unique de significations, il fonctionne davantage comme « facilitateur », vecteur anonyme de rencontres. Les vidéos d’Enemy Kitchen le montrent clairement. Rakowitz ne donne jamais son avis, il ne fait qu’alimenter la conversation – il pose des questions et opine. Deller pousse un peu plus loin le décentrement de la focale depuis l’artiste vers les participants, en déléguant la parole à deux personnes ayant une expérience de la guerre en Irak et une connaissance du pays en général[9].

En modifiant le rapport artiste/spectateur, le choix de la conversation implique également un nouveau rapport au politique, une nouvelle façon de penser l’engagement artistique. En effet, le mode de la conversation implique ici une neutralité politique du projet. Deller déclare ainsi à propos de It Is What It Is : “It was presented in as neutral way as possible, which puzzled a lot of people. But it meant that the public were more likely to talk to us, because they weren’t scared to be dragged into some sort of political arena”[10] . Rakowitz répond à cette nécessité de la neutralité en inscrivant le politique dans le biographique[11] puisqu’il ne fait en apparence que transmettre les recettes de cuisine de sa mère. Ces projets abordent un sujet politique tout en étant dépolitisés, au sens de non-partisans. Il n’y a pas de dénonciation de la guerre. Cette position aurait été intenable dans le cadre du modèle d’engagement artistique critique mimétique.

Pour autant, cette dépolitisation n’est pas à interpréter comme un refus d’engagement. Il constitue plutôt une sorte de contrat tacite de départ avec le participant. Car le mode de la conversation n’implique pas un retrait quant à la question politique mais un délai. En effet, l’œuvre traditionnelle provoquait une prise de conscience, sur le mode du choc, qui induisait une indignation. La conversation répond à un autre régime de temporalité et est teintée d’une autre tonalité affective. Au fil des échanges, la conversation conduit non pas à une indignation mais à des effets de compréhension qui permettent la déconstruction de la possibilité même de la guerre : l’assignation à identité d’un peuple, d’un pays à l’Ennemi.

Dave Grossman, lieutenant colonel dans l’armée américaine, dresse dans son ouvrage On Killing. The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society[12], une typologie des distances nécessaires pour tuer un ennemi au combat. Plus la distance physique, culturelle et émotionnelle entre vous et l’ennemi est grande, plus il est facile pour un soldat de tuer un homme du camp adverse.

Dans les vidéos disponibles des projets de Deller et Rakowitz[13] , la majorité des conversations ne portent pas sur la guerre comme fait géopolitique mais sur la vie quotidienne en Irak (mode de vie, vêtements, cuisine, lectures, etc.). Esam Pasha, Jonathan Harvey (qui travaillait dans une cellule PSYOP[14]) ou Rakowitz sont spécialistes de la culture irakienne et non de la réalité militaire ou politique. En livrant des informations de première main aux participants sur la façon de vivre des Irakiens, ils réduisent les distances culturelles et émotionnelles entre Américains et Irakiens, et fragilisent ainsi la possibilité de considérer l’autre comme Ennemi. Rakowitz explique ainsi : « The word « Iraq » could be discussed – in this case, attached to food, as a representative of culture and not as a stream of green-tinted images shown on CNN of a war-torn place »[15]. Ainsi, le choix de la conversation, à première vue, parangon de la neutralité, constitue une stratégie politique spécifique qui vise à interroger et fragiliser l’une des conditions mêmes de la guerre.

Deller et Rakowitz ont introduit l’Ennemi sur le territoire.


Notes

[1] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.

[2] Ibid., p. 33.

[3] Ibid., p. 74.

[4] Rancière critique ce modèle d’engagement, en pointant deux caractéristiques formelles qui le rendent ineffectif –choix d’un mode d’exposition propre aux œuvres traditionnelles quand ces projets ont lieu dans un musée ; choix d’un mode spectaculaire quand ces projets ont lieu dans un espace public. Pour ces deux raisons, les œuvres relevant de ce modèle d’engagement fonctionnent seulement comme métaphores du lien social qu’elles veulent instaurent, sans le mettre en place effectivement. Ces deux modes de visibilité – exposition muséale ou spectacularisation – ne concernent pas les deux projets que nous étudions.

[5] Ibid., p. 77.

[6] Loc. cit.

[7] cf. Grant Kester, Conversations Pieces, Community + Communication in Modern Art, San Diego, University of California Press, 2004 : Kester propose la forme de la conversation comme réponse aux problèmes de dominations symboliques induit par une coopération entre artiste et non-artistes, dans le cadre de l’art participatif.

[8] Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (1990), Paris, Gallimard, 2012, introduction générale, p. LI.

[9] Cf. le concept de « delegated performance » proposé par Claire Bishop, Artificial Hells. Participatory Art & the Politics of Spectatorship, London, Verso, 2012, chapter 8 “Delegated Performance : Outsourcing Authenticity”, pp. 219-239.

[10] Jeremy Deller, Joy In People, London, Hayward Gallery, 2011, p. 152.

[11] Cette inscription biographique, qui tempère la dimension politique, est encore plus frappante dans RETURN (2006), un projet de Rakowitz qui se présente comme une entreprise d’importation de dattes irakiennes aux Etats-Unis.

[12] Dave Grossman, On Killing. The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society, Back Bay Books, 2009.

[13] Voir http://www.conversationsaboutiraq.org et http://michaelrakowitz.com/projects/enemy-kitchen/

[14] PSYOP est l’abréviation de Psychological Operations, une unité en lien constant avec la population autochtone : il s’agit de s’assurer d’obtenir si ce n’est une bienveillance, une coopération minimale à l’égard des actions militaires américaines.

[15] cf. http://michaelrakowitz.com/projects/enemy-kitchen/

Bibliographie

Claire BISHOP, Artificial Hells. Participatory Art & the Politics of Spectatorship, London, Verso, 2012.

Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (1990), Paris, Gallimard, 2012.

Jeremy DELLER, It Is What It Is. Conversations about Iraq, New York, Creative Time, 2011 / Joy In People, London, Hayward Publishing, 2011.

Pascal GIELENl, Pascal DE BRUYNE (dir.), Community Art. The Politics of Trespassing, Amsterdam, Valiz, 2011.

Dave GROSSMAN, On Killing. The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society, Back Bay Books, 2009.

Grant KESTER, Conversations Pieces, Community + Communication in Modern Art, San Diego, University of California Press, 2004.

Jacques RANCIERE, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.


Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon,  Estelle Zhong effectue actuellement une thèse d’histoire de l’art à Sciences Po (Paris), sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac. Elle s’intéresse à l’inscription de l’art participatif dans le contexte démocratique et néo-libéral actuel, notamment en Grande-Bretagne. Elle travaille ainsi sur la manière dont l’art participatif révèle l’évolution de l’individualisme et permet de penser de nouvelles manières d’être ensemble : des communautés de singularités.

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